Me Le Ponsart acquiesça du chef, ôta ses gants qu'il plaça sur le rebord de son chapeau et prit place devant l'un de ces petits bureaux en acajou couleur d'orangeade d'où l'on tire difficilement une planchette revêtue de basane. Il était déjà habitué à la brune de la pièce et, peu à peu, il distinguait les meubles. Au-dessus du bureau, pendait, inclinée sur de la corde verte dont les nœuds passaient derrière les pitons et le cadre, une photographie de Monsieur Thiers, semblable à celle qui parait la salle à manger du père, à Beauchamp,-cet homme d'État étant évidemment l'objet d'une vénération spéciale dans cette famille;-à gauche, s'étendait le lit fourragé, avec les oreillers en tapons; à droite se dressait la cheminée pleine de flacons de pharmacie; derrière Me Le Ponsart, à l'autre bout de la pièce, s'affaissait un de ces petits canapés-lits tendu de ce reps bleu que le soleil et la poussière rendent terreux et roux.

La femme s'était assise sur ce canapé. Le notaire, gêné de sentir quelqu'un derrière son dos, fit volte-face et pria la femme de ne pas interrompre, à cause de lui, ses opérations domestiques, l'invita à faire absolument comme si elle était chez elle, appuyant un peu sur ces expressions, préparant ainsi ses premiers travaux d'approche. Elle ne parut pas comprendre le sens qu'il prêtait aux mots et demeura, assise, silencieuse, regardant obstinément la cheminée décorée de fioles.

– Diable! fit Me Le Ponsart, la mâtine est forte; elle a peur de se compromettre en ouvrant la bouche. Il lui tourna le dos, le ventre devant la table; il commençait à s'exaspérer de cette entrée en matière; étant admis le système qu'il présumait adopté par cette femme, il allait falloir mettre les points sur les i, marcher de l'avant, à l'aveuglette, attaquer au petit bonheur un ennemi retranché qui l'attendait. Aurait-elle entre les mains un testament? se disait-il, les tempes soudain mouillées de sueur.

L'extérieur de la femme qu'il avait dévisagée, en se penchant vers elle, l'inquiétait et l'irritait tout à la fois. Impossible de lire sur cette figure une idée quelconque; elle semblait ahurie et muette; ses yeux fauves vantés par M. Lambois étaient déserts; aucune signification précise ne pouvait être assignée à leur éclat.

Tout en dépliant des liasses de lettres, Me Le Ponsart réfléchissait. Le peu de bienveillance qu'il avait pu apporter avec la fin d'une heureuse digestion disparaissait. C'était, au demeurant, une souillon que cette fille! bien bâtie, mais plutôt maigre que grasse, elle était vêtue d'un caraco de flanelle grise, à raies marron, d'un tablier bleu, de bas de filoselle, emmanchés dans des savates aux quartiers rabattus et écrasés par le talon.

L'indulgence instinctive qu'il eût éprouvée pour la femme qu'il s'était imaginée, pour une belle drôlesse, grassouillette et fosselue, chaussée de bas de soie et de mules en satin, sentant la venaison et la poudre fine, avait fait place à l'indifférence, même au mépris. Bon Dieu! que ce pauvre Jules était donc jeune! se disait-il, en guise de conclusion. Subitement l'idée qu'elle était enceinte lui traversa d'un jet la cervelle.

Il mit ses lunettes qu'en vieux barbon il avait fait disparaître alors qu'il pensait trouver une fille élégante et grasse, et, brusquement, il se tourna.

Les hanches remontaient, en effet, élargies un peu; sous le tablier, le ventre bombait; examinée avec plus de soin, la figure lui parut un peu talée; décidément, elle n'avait pas menti dans sa lettre. La femme le regardait, surprise de cette insistance à la dévisager; Me Le Ponsart jugea utile de rompre le silence.

– Avez-vous un bail? lui dit-il.

– Un bail?

– Oui, Jules a-t-il signé avec le propriétaire un engagement qui lui assure, moyennant certaines conditions, la jouissance de ce logement, pendant trois, six ou neuf ans?

– Non, Monsieur, pas que je sache.

– Allons, tant mieux.

Il lui tourna le dos derechef et, cette fois, commença la besogne.

Il vérifiait rapidement les lettres qu'il ouvrait: toutes étaient sans importance, ne renfermaient aucune allusion à cette femme dont les antécédents inconnus le poursuivaient; d'autres liasses ne le renseignèrent pas davantage; il se contenta de noter l'adresse des gens qui les avaient signées, se réservant de leur écrire, de les consulter, si besoin était, en dernier ressort; enfin il scruta un paquet de factures acquittées, classé à part; celui-là, il le mit aussitôt dans sa poche. En somme, aucun papier n'était là qui pût l'éclairer sur les volontés du défunt; mais qui sait si cette femme n'avait pas enlevé un testament qu'elle se réservait de montrer, au moment propice? Il était sur des épines, exaspéré contre son petit-fils et contre cette fille; il résolut de sortir de cette incertitude qui ajournait la mise en œuvre de son plan, et il hésitait néanmoins à poser brutalement la question, appréhendant de laisser voir la partie faible de son attaque, d'avouer sa crainte, redoutant aussi de mettre la femme sur une voie à laquelle elle n'avait peut-être pas sérieusement songé.

Oh! ce serait, en tout cas, improbable, murmura-t-il, se répondant à cette dernière objection; et il se détermina.

– Voyons, ma chère enfant, et ce ton paternel étonna Sophie que glaçait en même temps l'œil taciturne de ce notaire; voyons, vous êtes bien sûre que notre pauvre ami n'a pas conservé d'autres papiers, car, à ne vous rien celer, je suis surpris de ne pas découvrir un bout de mot, une ligne, qui ait trait à ses amis. Généralement, quand on a du cœur,-et mon cher Jules en était abondamment pourvu,-on lègue un petit cadeau, une babiole, un rien, ce couteau par exemple ou cette pelote, enfin un souvenir, aux personnes qui vous aimaient. Comment peut-il se faire qu'ayant eu tout le temps nécessaire pour prendre ses dispositions, Jules soit mort ainsi, égoïstement, pour lâcher le mot, sans penser aux autres?

Il fixait attentivement la femme; il vit les larmes qui lui emplirent soudain les yeux.

– Mais vous, vous qui l'avez soigné avec tant de dévouement, il est impossible qu'il vous ait oubliée!-Et il eut un ton de chaleur presque indignée.

Tant pis, se disait-il, je joue le tout pour le tout. Les pleurs aperçus l'avaient, en effet, brusquement décidé. Elle s'attendrit; elle va tout avouer, si je la presse, pensa-t-il. Et il renversait sa tactique, posait, contrairement à ce qu'il avait d'abord arrêté, la question nette mais adoucie, maintenant à peu près certain d'ailleurs que la femme ne détenait aucun testament, car il ne songeait même point qu'elle pût pleurer au souvenir de son amant, et il attribuait, sans hésiter, son chagrin au regret de ne pas posséder ce titre.

– Oui, Monsieur, dit-elle, en essuyant ses yeux, quand il a été bien malade, Jules voulait me laisser de quoi m'établir, mais il est mort avant d'avoir écrit.

– La jeunesse est tellement inconsidérée, proféra gravement Me Le Ponsart.-Et il se tut, pendant quelques minutes, dissimulant l'intense jubilation qu'il ressentait. Il avait un poids de cent kilos de moins sur la poitrine; les atouts affluaient dans ses cartes. Toi, je vais te faire chelem et sans plus tarder, se dit-il.

Il se leva, marcha de long en large, dans la pièce, d'un air préoccupé, regardant en dessous Sophie qui demeurait immobile, roulant son mouchoir entre ses doigts.

Non, il manquait de raffinement, mon petit-fils, car elle est singulièrement rustique, la brave fille!-Et il lorgnait ses mains un peu grosses, à l'index poivré par la couture, aux ongles dépolis par le ménage et crénelés par la cuisine. Mal mise, sans aucun chic, la poupée à Jeanneton, pensait-il. Sans même qu'il s'en rendît compte, cette constatation aggravait auprès de lui la cause de la femme. Les cheveux mal peignés qui lui tombaient sur les joues l'incitèrent à se montrer brutal.