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Les traits du gros homme me semblaient se dissocier et se reformer continuellement sous mes yeux. Il possédait, non pas un seul visage, mais bien cent masques divers qu'il revêtait à son gré. Ce garçon eût fait un acteur admirable. J'ignorais si oui ou non c'était lui le lord Alloa de la soirée précédente, mais peu m'importait. C'était lui, je le devinais, qui avait d'abord repéré Scudder, et laissé sa carte pour celui-ci. D'après Scudder, il zézayait, et j'imaginais sans peine combien cette affectation pouvait contribuer à le rendre effrayant.

Mais le vieux les dépassait de loin. Il était pur cerveau, et froid, impassible, mathématique, impitoyable comme un marteau-pilon. À présent que mes yeux s'étaient dessillés, je ne voyais plus en lui aucune affabilité. Sa mâchoire semblait avoir la trempe de l'acier, et ses yeux l'inhumaine phosphorescence des yeux d'oiseau.

Cependant je jouais toujours, et à chaque seconde une haine plus grande inondait mon cœur. Elle m'étouffait, et je n'arrivais plus à répondre à mon partenaire. Leur compagnie à tous me devenait de plus en plus intolérable…

– Hé là! Bob, voyez donc l'heure! dit le vieillard. Vous ferez bien de songer à prendre votre train. Bob doit aller en ville ce soir, ajouta-t-il, en s'adressant à moi.

Son ton était à présent d'une fausseté infernale.

Je consultai la pendule. Il était près de 10 heures et demie.

– Je regrette, mais il lui faut renoncer à ce voyage, déclarai-je.

– Oh zut! fit le jeune homme. Je croyais que vous aviez laissé tomber cette ineptie. Je suis réellement forcé de partir. Je vous laisserai mon adresse si vous voulez, avec les garanties que vous jugerez convenables.

– Non, il faut que vous restiez, répliquai-je.

Ils durent comprendre que la partie était perdue. Leur unique espoir était de me persuader que je me trompais grossièrement, et cet espoir leur échappait. Mais le vieillard prit de nouveau la parole.

– Je me porte caution pour mon neveu. Cela doit vous suffire, Mr Hannay.

C'était peut-être l'imagination, mais je crus remarquer de l'embarras dans la placidité de son ton.

Il y en avait certainement, car lorsque je le regardai ses paupières retombèrent avec cet encapuchonnement d'épervier que la crainte m'avait gravé dans la mémoire.

Je lançai un coup de sifflet.

Au même instant la lumière s'éteignit. Deux bras vigoureux m'enveloppèrent le torse, m'interceptant les poches où l'on porte d'habitude un revolver.

– Schnell, Franz! Das Boot, das Boot! cria une voix, tandis que je voyais deux de mes gens apparaître sur la pelouse illuminée.

Le jeune homme brun s'élança, et sautant par la fenêtre, il franchit la clôture basse avant qu'une main pût le saisir. J'agrippai le vieux, et la pièce se remplit de personnages. Je vis empoigner le gros, mais je ne m'occupais que du dehors, où Franz galopait vers l'entrée de l'escalier de la plage. Un homme le poursuivit, mais sans succès. La porte de l'escalier se referma derrière le fugitif, et je restai béant, toujours serrant la gorge du vieux à peu près la durée nécessaire à effectuer la descente des marches jusqu'à la mer.

Soudain mon prisonnier m'échappa et s'élança vers le mur. Il se fit un déclic, comme d'une manette rabattue. Puis retentit un grondement lointain, bien au-dessous du niveau du sol, et par la fenêtre je vis un nuage de craie pulvérisée jaillir à l'entrée de l'escalier.

Quelqu'un ralluma l'électricité.

Le vieillard me considérait avec des yeux flamboyants.

– Il est sauvé, s'écria-t-il; vous ne l'attraperez pas. Il est déjà loin… et victorieux… Der Schwarzstein ist in der Siegeskrone .

Ses yeux exprimaient plus que la simple joie du triomphe. Naguère encapuchonnés comme ceux d'un oiseau de proie, ils étincelaient à présent d'un orgueil farouche. Une éclatante flambée de fanatisme les emplissait, et je compris enfin quelle puissance formidable j'avais combattue. Cet homme était plus qu'un espion; c'était, à sa façon perverse, un patriote.

Tandis que les menottes se refermaient sur ses poignets, je lui lançai ce dernier trait:

– Je souhaite que Franz supporte bien sa victoire. Je dois vous dire que depuis une heure l’Ariadne est en notre pouvoir.

Six semaines plus tard, comme chacun sait, nous étions en guerre. Je m'engageai dès la première semaine dans l'armée nouvelle, où mon expérience acquise au Matabeleland me valut dès l'abord le grade de capitaine. Mais j'avais, je crois, fait ma vraie campagne avant de revêtir l'uniforme kaki.

(1915)

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[8] «La Pierre-Noire est enchâssée dans la couronne de la victoire.»