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Alexandra demanda trois sucres pour son bol de thé. Mathias, Lucien et Marc l'écoutaient parler, raconter par quel hasard Juliette lui avait dit qu'elle cherchait un locataire pour son petit pavillon, dire que la chambre de Cyrille était jolie, que tout était beau et clair dans cette maison, qu'elle y respirait bien, qu'il y avait des livres pour les insomnies de tous ordres, que des fenêtres, elle verrait pousser les fleurs et que Cyrille aimait les fleurs. Juliette avait emmené Cyrille au Tonneau pour faire de la pâtisserie. Après-demain, lundi, il irait à sa nouvelle école. Et elle, au commissariat. Alexandra fronça les sourcils. Qu'est-ce que Leguennec lui voulait? Elle avait tout dit pourtant.

Marc pensa que c'était l'occasion adéquate pour amorcer l'offensive audacieuse et désagréable, mais l'idée ne lui semblait plus si bonne. Il se leva et s'assit sur la table pour s'affermir. Il n'avait jamais été bon en restant assis normalement sur une chaise.

– Je crois savoir ce qu'il te veut, dit-il mollement. Je peux te poser ses questions avant lui, ça t'habituera.

Alexandra releva vivement la tête.

– Que tu me questionnes? Alors toi aussi, vous aussi, vous n'avez que ça en tête? Des doutes? Des pensées troubles? L'héritage?

Alexandra s'était levée. Marc attrapa sa main pour la retenir. Ce contact lui donna un léger sursaut dans le ventre. Bon. Il avait sûrement menti à Lucien en disant qu'il ne voulait pas se jeter sur elle.

– Il ne s'agit pas de ça, dit-il. Pourquoi ne pas te rasseoir, et pourquoi ne pas boire ce thé? Je peux te demander doucement des choses que Leguennec t'extorquera durement. Pourquoi pas?

– Tu mens, dit Alexandra. Mais je m'en fous, figure-toi. Pose tes questions, si ça peut te rassurer. Je ne crains rien de toi, rien de vous, rien de Leguennec, rien de personne sinon de moi. Vas-y, Marc. Envoie tes pensées troubles.

– Je vais couper de grosses tranches de pain, dit Mathias.

Le visage contracté, Alexandra s'appuya sur le dossier de sa chaise et se balança.

– Tant pis, dit Marc. J'abandonne.

– Valeureux combattant, murmura Lucien.

– Non, dit Alexandra. J'attends tes questions.

– Du cran, soldat, dit Lucien à voix basse en passant derrière Marc.

– Bon, dit Marc d'une voix sourde. Bon. Leguennec te demandera certainement pourquoi tu es arrivée comme à point nommé, précipitant la reprise de l'enquête aboutissant deux jours plus tard à la découverte du corps de ta tante. Sans ton arrivée, l'affaire restait dans les limbes et la tante Sophia envolée dans une île grecque. Et pas de corps, pas de mort, et pas de mort, pas d'héritage.

– Et alors? Je l'ai dit. Je suis venue parce que tante Sophia me l'a proposé. J'avais besoin de partir. Ce n'est un secret pour personne.

– Sauf pour votre mère.

Les trois hommes tournèrent ensemble la tête vers la porte, où, une fois de plus, venait de se poster Van-doosler sans qu'on l'ait entendu descendre.

– On ne t'a pas sonné, dit Marc.

– Non, dit Vandoosler. On ne me sonne plus tellement à présent. Ça ne m'empêche pas de m'imposer, note-le bien.

– Tire-toi, dit Marc. Ce que je fais est déjà assez difficile.

– Parce que tu le fais comme un pied. Tu veux précéder Leguennec? Dénouer des cordes avant lui, libérer la petite? Alors au moins, fais ça bien, je t'en prie. Vous permettez? demanda-t-il à Alexandra en s'asseyant près d'elle.

– Je ne crois pas que j'ai le choix, dit Alexandra. À tout prendre, je préfère répondre à un vrai flic, pourri à ce qu'on m'a dit, qu'à trois faux flics empêtrés dans leurs intentions douteuses. Sauf l'intention de Mathias de couper du pain, qui est bonne. Je vous écoute.

– Leguennec a appelé votre mère. Elle savait que vous alliez vous installer à Paris. Elle en connaissait le motif. Chagrin d'amour, appelle-t-on ça pour faire court, deux mots franchement trop brefs pour ce qu'ils sont censés raconter.

– Parce que vous vous y connaissez en chagrins d'amour? demanda Alexandra, les sourcils toujours froncés.

– Plutôt, dit Vandoosler avec lenteur. C'est quej'en ai causé beaucoup. Dont un plutôt sérieux. Oui, j'en connais un bout.

Vandoosler passa ses mains dans ses cheveux blancs et noirs. Il y eut un silence. Marc l'avait rarement entendu parler avec sérieux et simplicité. Vandoosler, le visage calme, pianotait sans bruit sur la table en bois. Alexandra le regardait,

– Passons, reprit-il. Oui, j'en connais un rayon. Alexandra baissa la tête. Vandoosler demanda si le thé était obligatoire ou si l'on pouvait boire autre chose.

– Ceci pour dire, reprit-il en se servant un verre, que je vous crois quand vous racontez que vous avez fui. Moi, je le sais d'emblée. Leguennec, lui, l'a vérifié et votre mère l'a confirmé. Seule avec Cyrille depuis près d'un an, vous avez voulu rallier Paris. Mais ce que votre mère ne savait pas, c'est que Sophia devait vous y accueillir. Vous lui aviez seulement parlé d'amis.

– Ma mère a toujours été un peu envieuse de sa sœur, dit Alexandra. Je ne voulais pas qu'elle s'imagine que je la quittais pour Sophia, je ne voulais pas risquer de la blesser. Nous, les Grecs, nous nous imaginons volontiers beaucoup de choses et nous aimons ça. Enfin, d'après ce que disait la grand-mère.

– Noble motif, dit Vandoosler, Passons à ce que peut penser Leguennec… Alexandra Haufman, transformée par la détresse, avide de revanche…

– Revanche? murmura Alexandra. Quelle revanche?

~ Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. La force d'un flic réside dans le long monologue qui écrase comme une masse ou dans la réplique à la volée qui tue comme un casse-tête. Il ne faut pas priver le flic de ces plaisirs travaillés, sinon il s'énerve. Après-demain, ne pas interrompre Leguennec. Donc, avide de revanche, déçue, aigrie, déterminée à trouver de nouveaux pouvoirs, plutôt fauchée, jalousant la vie facile de votre tante, trouvant là le moyen de venger votre mère qui, de son côté, n'a jamais réussi malgré quelques tentatives de chant oubliées, vous projetez de supprimer la tante et de toucher une vaste part de sa fortune, via votre mère.

– Formidable, dit Alexandra entre ses dents. N'ai-je pas dit que j'aimais tante Sophia?

– Défense puérile, jeune fille, et niaise. Un inspecteur ne s'attarde pas à ces fadaises s'il tient le mobile et le moyen. D'autant que vous n'avez pas vu votre tante depuis dix ans. Ce n'est pas assez pour une nièce aimante. Poursuivons. Vous possédiez une voiture à Lyon. Pourquoi venir en train? Pourquoi, la veille de votre départ, aller déposer pour la vendre votre voiture chez le garagiste, en insistant sur le fait qu'elle vous paraît trop vieille pour tenir la route jusqu'à Paris?

– Comment savez-vous ça? demanda Alexandra, effarée.

– Votre mère m'a dit que vous aviez vendu votre voiture. J'ai téléphoné à tous les garages proches de votre domicile jusqu'à ce que je trouve le bon.

– Mais quel mal à ça? cria soudain Marc. Qu'est-ce que tu cherches? Fous-lui la paix à la fin!

– Et alors, Marc? dit Vandoosler en levant les yeux vers lui. Tu voulais la préparer pour Leguennec? C'est ce que je fais. Tu veux faire le flic et tu ne supportes pas même le début d'un interrogatoire? Moi, je sais vraiment ce qui l'attend lundi. Alors ferme-la et ouvre tes oreilles. Et toi, Saint Matthieu, pourrais-tu me dire pourquoi tu coupes des tranches de pain comme si on attendait vingt personnes?

– Pour me sentir confortable, dit Mathias. Et parce que Lucien les mange. Lucien aime le pain.

Vandoosler soupira et se retourna vers Alexandra, dont l'anxiété montait avec les larmes qu'elle essuyait avec un torchon à vaisselle.

– Déjà? dit-elle. Déjà tous ces coups de fil, toutes ces investigations? C'est si terrible de vendre sa voiture? Elle était déglinguée. Je ne voulais pas faire la route jusqu'à Paris avec Cyrille. Et puis elle me rappelait des trucs. Je l'ai bazardée… C'est un crime?