– Est-ce que tu penses comme Mathias? Que Sophia a été tuée?
– Doucement, mon garçon. Saint Matthieu s'avance un peu vite.
– Mathias peut être rapide quand c'est nécessaire. Les chasseurs-cueilleurs sont comme ça, parfois. Et pourquoi un assassinat? Pourquoi pas un accident?
– Accident? Non. On aurait retrouvé le corps depuis longtemps.
– Alors, c'est possible? Meurtre?
– C'est ce que pense Leguennec. Sophia Siméonidis est réellement très riche. Son mari en revanche est à la merci d'une fluctuation politique et d'un retour à un poste subalterne. Mais il n'y a pas de cadavre, Marc. Pas de cadavre, pas de meurtre.
Quand Leguennec sortit, il eut un nouveau conciliabule avec Vandoosler. Il hocha la tête et s'en alla, tout petit et très résolu.
– Qu'est-ce qu'il va faire? demanda Marc.
– Ouvrir l'enquête. Jouer aux cartes avec moi. Travailler Pierre Relivaux. Et ce n'est pas marrant d'être travaillé par Leguennec, crois-moi. Sa patience est infatigable. J'ai été sur un chalutier avec lui, je sais de quoi je parle.
La nouvelle tomba le surlendemain en un coup brutal. Leguennec l'annonça dans la soirée d'une voix pourtant mesurée. Les pompiers avaient été appelés pendant la nuit pour maîtriser un violent incendie dans une ruelle à l'abandon de Maisons-Alfort. Le feu se propageait déjà aux maisons riveraines, des taudis désertés, quand les pompiers étaient intervenus. L'incendie ne fut éteint qu'à trois heures du matin. Au milieu des décombres, trois voitures, en cendres, et dans l'une d'elles, un corps carbonisé. Leguennec apprit l'accident à sept heures, en se rasant. Il vint trouver Pierre Relivaux à son bureau à quinze heures. Relivaux reconnut avec certitude une petite pierre de basalte que lui montra Leguennec. Un fétiche volcanique dont Sophia Siméonidis ne se séparait jamais et qui s'usait dans son sac ou dans sa poche depuis vingt-huit ans.
18
Alexandra, incrédule, assise en tailleur sur son lit, longues jambes croisées, la tête dans les mains, exigeait des détails, des certitudes. Il était sept heures du soir. Leguennec avait autorisé Vandoosler et les autres à rester dans la chambre. Tout serait dans les journaux du lendemain. Lucien regardait si le petit n'avait pas taché son tapis avec ses crayons-feutres. Ça le souciait.
– Pourquoi vous êtes-vous déplacé jusqu'à Maisons-Alfort? demandait Alexandra. Que saviez-vous?
– Rien, assura Leguennec. J'ai quatre personnes disparues dans mon secteur. Pierre Relivaux n'avait pas souhaité déclarer sa femme comme disparue. Il était certain qu'elle reviendrait. Mais, en raison de votre arrivée, je l'avais, disons… convaincu de faire cette déclaration. Sophia Siméonidis était sur ma liste et dans ma tête. Je suis allé à Maisons-Alfort parce que c'est mon métier. Je n'étais pas seul, autant vous le dire. D'autres inspecteurs étaient là, à la recherche d'adolescents et d'époux volatilisés. Mais j'étais le seul à rechercher une femme. Les femmes disparaissent beaucoup moins que les hommes, le savez-vous? Quand un homme marié ou un adolescent disparaît, on ne s'en fait pas trop. Mais quand c'est une femme, il y a lieu de craindre le pire. Vous comprenez? Mais le corps, pardonnez-moi, était inidentifiable, pas même par les dents, éclatées ou réduites en poussière.
– Leguennec, coupa Vandoosler, tu peux passer sur les détails.
Leguennec secoua sa petite tête aux mâchoires massives.
– J'essaie, Vandoosler, mais Mlle Haufman veut des certitudes.
– Continuez, inspecteur, dit Alexandra à voix basse. Je dois savoir.
La jeune femme avait le visage abîmé d'avoir pleuré, les cheveux noirs hérissés, raidis par le passage répété de ses mains mouillées. Marc aurait voulu tout sécher, tout recoiffer. En fait, il ne pouvait rien faire.
– Le labo travaille dessus et il faudra plusieurs jours pour avoir éventuellement de nouveaux résultats. Mais le corps brûlé était de petite taille, suggérant une femme. La carcasse du véhicule a été passée au crible mais il ne restait rien, pas un lambeau d'habit, pas un accessoire, rien. L'incendie a été allumé avec des litres d'essence, répandus non seulement sur le corps et la voiture à profusion, mais aussi sur le sol alentour et la façade de la maison riveraine, heureusement vide. Plus personne n'habite cette ruelle. Elle est destinée à être rasée et quelques carcasses de voitures y achèvent de pourrir, abritant parfois des clochards pour la nuit.
– L'endroit avait donc été bien choisi, c'est ça?
– Oui. Car le temps que l'alarme soit donnée, le feu avait déjà fait son boulot.
L'inspecteur Leguennec balançait au bout de ses doigts le sachet contenant la pierre noire, et Alexandra suivait des yeux ce petit mouvement exaspérant.
– Et ensuite? demanda-t-elle.
– A l'emplacement des pieds, on a trouvé deux concrétions d'or fondu, laissant penser à des anneaux, ou à une chaîne. Donc, quelqu'un d'assez aisé pour pouvoir au moins posséder quelques bijoux en or. Enfin, sur ce qui reste du siège avant droit, une petite pierre noire qui avait résisté au feu, un petit galet de basalte, seul vestige sans doute du contenu d'un sac à main posé sur le siège à droite de la conductrice. Rien d'autre. Les clefs auraient dû résister aussi. Mais, curieusement, pas trace de clefs. J'ai placé tous mes espoirs sur cette pierre. Vous me comprenez? Mes trois autres personnes disparues étaient des hommes de grande taille. Ma première visite a donc été pour Pierre Relivaux. Je lui ai demandé si sa femme emportait ses clefs quand elle partait, comme tout le monde. Eh bien non. Sophia cachait ses clefs dans le jardin, comme une gamine, a dit Relivaux.
– Bien sûr, dit Alexandra avec un sourire vague. Ma grand-mère redoutait comme la foudre de perdre ses clefs. Elle nous a tous appris à cacher nos clefs comme des écureuils. On ne les a jamais sur nous.
– Ah, dit Leguennec, je comprends mieux. J'ai montré à Relivaux cette pierre de basalte sans lui parler de la découverte de Maisons-Alfort. Il l'a reconnue sans une hésitation.
Alexandra tendit la main vers le sachet.
– Tante Sophia l'avait ramassée sur une plage de Grèce, le lendemain de son premier succès sur scène, murmura-t-elle. Elle ne sortait jamais sans, ce qui d'ailleurs agaçait beaucoup Pierre. Et nous, ça nous amusait beaucoup, et c'est finalement ce petit caillou… Un jour, ils étaient partis pour la Dordogne et ils ont dû faire demi-tour à plus de cent kilomètres de Paris parce que Sophia avait oublié son caillou. C'est vrai, elle le mettait dans son sac à main ou dans la poche de son manteau. Sur scène, quel que soit le costume, elle exigeait que lui soit cousue une petite poche intérieure pour le porter. Jamais elle n'aurait chanté sans. Vandoosler soupira. Ce que les Grecs peuvent.être emmerdants, des fois.
– Quand votre enquête sera finie, continua Alexan-dra à voix basse, enfin… si vous n'êtes pas obligés de le conserver, j'aimerais l'avoir. À moins que mon oncle Pierre, bien sûr…
Alexandra rendit le sachet à l'inspecteur Leguennec qui hocha la tête.
– Pour le moment, nous le gardons, bien entendu. Mais Pierre Relivaux ne m'a fait aucune demande dans ce sens.
– Quelles sont les conclusions de la police? demanda Vandoosler.
Alexandra aimait bien quand ce vieux flic parlait, l'oncle ou le parrain du type en noir avec les bagues, si elle avait bien compris. Elle se méfiait un peu de cet ancien commissaire mais sa voix était apaisante et encourageante. Même quand il ne disait rien de spécial.
– Si on passait dans la pièce à côté? demanda Marc. On pourrait boire un truc.
Chacun se déplaça en silence et Mathias enfila sa veste. C'était l'heure pour lui d'aller servir au Tonneau.
– Juliette ne ferme pas? demanda Marc.
– Non, dit Mathias. Mais je vais devoir servir pour deux. Elle ne tient pas sur ses jambes. Quand Leguennec lui a fait identifier la pierre tout à l'heure, elle a demandé des explications.