Ce qui est indubitable, en tous cas, c'est que de très-bonne heure on mit par écrit les discours de Jésus en langue araméenne, que de bonne heure aussi on écrivit ses actions remarquables. Ce n'étaient pas là des textes arrêtés et fixés dogmatiquement. Outre les évangiles qui nous sont parvenus, il y en eut une foule d'autres prétendant représenter la tradition des témoins oculaires [23]. On attachait peu d'importance à ces écrits, et les conservateurs, tels que Papias, y préféraient hautement la tradition orale [24]. Comme on croyait encore le monde près de finir, on se souciait peu de composer des livres pour l'avenir; il s'agissait seulement de garder en son cœur l'image vive de celui qu'on espérait bientôt revoir dans les nues. De là le peu d'autorité dont jouissent durant cent cinquante ans les textes évangéliques. On ne se faisait nul scrupule d'y insérer des additions, de les combiner diversement, de les compléter les uns par les autres. Le pauvre homme qui n'a qu'un livre veut qu'il contienne tout ce qui lui va au cœur. On se prêtait ces petits livrets; chacun transcrivait à la marge de son exemplaire les mots, les paraboles qu'il trouvait ailleurs et qui le touchaient [25]. La plus belle chose du monde est ainsi sortie d'une élaboration obscure et complètement populaire. Aucune rédaction n'avait de valeur absolue. Justin, qui fait souvent appel à ce qu'il nomme «les mémoires des apôtres [26],» avait sous les yeux un état des documents évangéliques assez différent de celui que nous avons; en tous cas, il ne se donne aucun souci de les alléguer textuellement. Les citations évangéliques, dans les écrits pseudo-clémentins d'origine ébionite, présentent le même caractère. L'esprit était tout; la lettre n'était rien. C'est quand la tradition s'affaiblit dans la seconde moitié du IIe siècle que les textes portant des noms d'apôtres prennent une autorité décisive et obtiennent force de loi.
Qui ne voit le prix de documents ainsi composés des souvenirs attendris, des récits naïfs des deux premières générations chrétiennes, pleines encore de la forte impression que l'illustre fondateur avait produite, et qui semble lui avoir longtemps survécu? Ajoutons que les évangiles dont il s'agit semblent provenir de celle des branches de la famille chrétienne qui touchait le plus près à Jésus. Le dernier travail de rédaction, au moins du texte qui porte, le nom de Matthieu, paraît avoir été fait dans l'un des pays situés au nord-est de la Palestine, tels que la Gaulonitide, le Hauran, la Batanée, où beaucoup de chrétiens se réfugièrent à l'époque de la guerre des Romains, où l'on trouvait encore au IIe siècle des parents de Jésus [27], et où la première direction galiléenne se conserva plus longtemps qu'ailleurs.
Jusqu'à présent nous n'avons parlé que des trois évangiles dits synoptiques. Il nous reste à parler du quatrième, de celui qui porte le nom de Jean. Ici les doutes sont beaucoup plus fondés, et la question moins près d'une solution. Papias, qui se rattachait à l'école de Jean, et qui, s'il n'avait pas été son auditeur, comme le veut Irénée, avait beaucoup fréquenté ses disciples immédiats, entre autres Aristion et celui qu'on appelait Presbyteros Joannes, Papias, qui avait recueilli avec passion les récits oraux de cet Aristion et de Presbyteros Joannes, ne dit pas un mot d'une «Vie de Jésus» écrite par Jean. Si une telle mention se fût trouvée dans son ouvrage, Eusèbe, qui relève chez lui tout ce qui sert à l'histoire littéraire du siècle apostolique, en eût sans aucun doute fait la remarque. Les difficultés intrinsèques tirées de la lecture du quatrième évangile lui-même ne sont pas moins fortes. Comment, à côté de renseignements précis et qui sentent si bien le témoin oculaire, trouve-t-on ces discours totalement différents de ceux de Matthieu? Comment, à côté d'un plan général de la vie de Jésus, qui paraît bien plus satisfaisant et plus exact que celui des synoptiques, ces passages singuliers où l'on sent un intérêt dogmatique propre au rédacteur, des idées fort étrangères à Jésus, et parfois des indices qui mettent en garde contre la bonne foi du narrateur? Comment enfin, à côté des vues les plus pures, les plus justes, les plus vraiment évangéliques, ces taches où l'on aime à voir des interpolations d'un ardent sectaire? Est-ce bien Jean, fils de Zébédée, le frère de Jacques (dont il n'est pas question une seule fois dans le quatrième évangile), qui a pu écrire en grec ces leçons de métaphysique abstraite, dont ni les synoptiques ni le Talmud ne présentent l'analogue? Tout cela est grave, et, pour moi, je n'ose être assuré que le quatrième évangile ait été écrit tout entier de la plume d'un ancien pêcheur galiléen. Mais qu'en somme cet évangile soit sorti, vers la fin du premier siècle, de la grande école d'Asie-Mineure, qui se rattachait à Jean, qu'il nous représente une version de la vie du maître, digne d'être prise en haute considération et souvent d'être préférée, c'est ce qui est démontré, et par des témoignages extérieurs et par l'examen du document lui-même, d'une façon qui ne laisse rien à désirer.
Et d'abord, personne ne doute que, vers l'an 150, le quatrième évangile n'existât et ne fût attribué à Jean. Des textes formels de saint Justin [28], d'Athénagore [29], de Tatien [30], de Théophile d'Antioche [31], d'Irénée [32], montrent dès lors cet Évangile mêlé à toutes les controverses et servant de pierre angulaire au développement du dogme. Irénée est formel; or, Irénée sortait de l'école de Jean, et, entre lui et l'apôtre, il n'y avait que Polycarpe. Le rôle de notre évangile dans le gnosticisme, et en particulier dans le système de Valentin [33], dans le montanisme [34] et dans la querelle des quartodécimans [35], n'est pas moins décisif. L'école de Jean est celle dont on aperçoit le mieux la suite durant le IIe siècle; or, cette école ne s'explique pas si l'on ne place le quatrième évangile à son berceau même. Ajoutons que la première épître attribuée à saint Jean est certainement du même auteur que le quatrième évangile [36]; or, l'épître est reconnue comme de Jean par Polycarpe [37], Papias [38], Irénée [39].
Mais c'est surtout la lecture de l'ouvrage qui est de nature à faire impression. L'auteur y parle toujours comme témoin oculaire; il veut se faire passer pour l'apôtre Jean. Si donc cet ouvrage n'est pas réellement de l'apôtre, il faut admettre une supercherie que l'auteur s'avouait à lui-même. Or, quoique les idées du temps en fait de bonne foi littéraire différassent essentiellement des nôtres, on n'a pas d'exemple dans le monde apostolique d'un faux de ce genre. Non-seulement, du reste, l'auteur veut se faire passer pour l'apôtre Jean, mais on voit clairement qu'il écrit dans l'intérêt de cet apôtre. A chaque page se trahit l'intention de fortifier son autorité, de montrer qu'il a été le préféré de Jésus [40], que dans toutes les circonstances solennelles (à la Cène, au Calvaire, au tombeau) il a tenu la première place. Les relations, en somme fraternelles, quoique n'excluant pas une certaine rivalité, de l'auteur avec Pierre [41], sa haine au contraire contre Judas [42], haine antérieure peut-être à la trahison, semblent percer ça et là. On est tenté de croire que Jean, dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéliques qui circulaient, d'une part, y remarqua diverses inexactitudes [43], de l'autre, fut froissé de voir qu'on ne lui accordait pas dans l'histoire du Christ une assez grande place; qu'alors il commença à dicter une foule de choses qu'il savait mieux que les autres, avec l'intention de montrer que, dans beaucoup de cas où on ne parlait que de Pierre, il avait figuré avec et avant lui [44]. Déjà, du vivant de Jésus, ces légers sentiments de jalousie s'étaient trahis entre les fils de Zébédée et les autres disciples [45]. Depuis la mort de Jacques, son frère, Jean restait seul héritier des souvenirs intimes dont ces deux apôtres, de l'aveu de tous, étaient dépositaires. De là sa perpétuelle attention à rappeler qu'il est le dernier survivant des témoins oculaires [46], et le plaisir qu'il prend à raconter des circonstances que lui seul pouvait connaître. De là, tant de petits traits de précision qui semblent comme des scolies d'un annotateur: «Il était six heures;» «il était nuit;» «cet homme s'appelait Malchus;» «ils avaient allumé un réchaud, car il faisait froid;» «cette tunique était sans couture.» De là, enfin, le désordre de la rédaction, l'irrégularité de la marche, le décousu des premiers chapitres; autant de traits inexplicables dans la supposition où notre évangile ne serait qu'une thèse de théologie sans valeur historique, et qui, au contraire, se comprennent parfaitement, si l'on y voit, conformément à la tradition, des souvenirs de vieillard, tantôt d'une prodigieuse fraîcheur, tantôt ayant subi d'étranges altérations.
[25] C'est ainsi que le beau récit Jean, VIII, 1- 11 a toujours flotté sans trouver sa place fixe dans le cadre des évangiles reçus.
[26] Τα απομνημονευματα των αποστολων, α καλειται συαγγελια. Justin, Apol., I, 33, 66, 67; Dial. cum Tryph., 10, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107.
[33] Irénée, Adv. hær., I, iii, 6; III, xi, 7; saint Hippolyte, Philosophumena, VI, ii, 29 et suiv.
[36] I Joann., I, 3, 5. Les deux écrits offrent la plus complète identité de style, les mêmes tours, les mêmes expressions favorites.
[43] La manière dont Aristion ou Presbyteros Joannes s'exprimait sur l'évangile de Marc devant Papias (Eusèbe, H. E., III, 39) implique, en effet, une critique bienveillante, ou, pour mieux dire, une sorte d'excuse, qui semble supposer que les disciples de Jean concevaient sur le même sujet quelque chose de mieux.