V. Ses confidences.
Après avoir mangé quelque temps en silence, il poursuivit:
«Le titre seul de mes travaux te stupéfie, et tu te demandes ce que j'ai fait pour les avoir. Rien que de facile. Du moment où l'on se décide à ne reculer devant aucune énormité, on ne saurait manquer de réussir. Rappelle-toi en quelles circonstances j'avais accepté la place que j'occupais, il y a deux ans. Je sortais de maladie, j'étais exténué, affreux à voir. En plein hiver, par un froid rigoureux, outre que j'étais sans linge, j'avais un pantalon de toile, des souliers informes, un chapeau gris digne du reste. Pour avoir spéculé incessamment sur l'obligeance d'autrui, je ne trouvais plus que des gens impitoyables jusqu'à la férocité. D'ailleurs, les hommes sont comme les chiens, les haillons les offusquent: je n'inspirais pas moins de peur que de mépris. Il fallait bien, puisque je tenais encore à vivre, user de l'unique ressource que m'offrait le hasard. Mais la fureur me fouettait par instants, comme eût fait le supplice du knout; sans balancer j'eusse à l'occasion commis un crime. Un dernier désastre acheva de m'exaspérer. Le patron chez lequel, depuis trois mois, moyennant soixante francs par mois et un logement infect, je balayais les bureaux et faisais les courses, disparut tout à coup. Il ne se bornait pas à dépouiller ses clients, à ruiner sa famille, il emportait jusqu'aux appointements de ses commis, jusqu'aux gages de ses domestiques. Le désespoir qui s'empara de Rosalie et de moi, à cette nouvelle, ne peut pas se rendre. Les soixante francs que nous volait cet homme représentait trente jours de notre vie. Nous ne nous étions certainement pas encore trouvés dans une position aussi effroyable. Il ne paraissait pas cette fois que nous pussions jamais sortir de cet abîme. Aussi, fatigués d'une lutte stérile, à bout de patience, passâmes-nous la nuit entière à mûrir sérieusement un projet de suicide. Le courage de mourir était de la faiblesse à côté de celui qui était nécessaire pour continuer de vivre ainsi, et, à coup sûr, nous eussions exécuté notre résolution, si, au matin, heureusement ou malheureusement, un souvenir ne m'avait subitement traversé l'esprit…»
Les propres paroles de Clément n'ajouteraient rien à l'intérêt de ce qu'il conta. Quelque six mois auparavant, en un jour où précisément il était habillé de neuf, il avait fait la connaissance d'un prêtre; cela, du reste, bien à son insu. Par surprise, bien plus que par suite d'un goût naturel, car il n'aimait que médiocrement à boire, il s'était graduellement enivré dans une réunion de femmes et d'hommes. Accablé de chaleur, les nerfs agités, aux prises avec le besoin de respirer et d'agir, il se glissa furtivement dehors. Le grand air accrut son ivresse. Il faisait nuit. L'œil trouble, incapable de joindre deux idées, heurtant les passants et les murs, manquant à chaque pas de rouler à terre, il arriva, sans savoir comment, sur la place Saint-Sulpice, et, décidément trahi par ses forces, alla, d'oscillation en oscillation, s'affaisser aux pieds de la grille du séminaire. Il ne se souvenait pas de ce qui s'était passé depuis ce moment jusqu'à celui où il avait rouvert les yeux. Il s'était trouvé renversé sur une chaise, dans une salle nue; quelqu'un rafraîchissait ses tempes avec de l'eau froide. À la lueur d'une lampe, il aperçut un prêtre, lequel lui demanda avec sollicitude:
«Eh bien! monsieur, vous sentez-vous mieux actuellement?»
Clément était stupéfait.
«Mais, comment est-ce que je me trouve ici? s'écria-t-il.
– Comme je rentrais, répliqua l'ecclésiastique d'une voix pleine de sensibilité, vous gisiez à terre contre la porte, et je me suis permis de vous faire transporter en cet endroit pour vous y donner des soins.»
C'était bien le moins que Clément se montrât aimable envers un homme qui lui avait épargné l'ennui d'être ramassé dans la rue et probablement transporté dans un poste. Il répondit donc avec assez de politesse aux questions du prêtre sur la position qu'il occupait dans le monde. Il avoua qu'il était homme de lettres par nécessité ; puis, qu'il eût de préférence étudié les sciences naturelles, s'il lui eût été permis de suivre ses goûts. Il se trouvait que l'abbé s'était jadis occupé discrètement de physique et d'entomologie. De cette sympathie pour les mêmes choses dont ils parlèrent en courant, il résulta bientôt entre eux de l'aisance et une certaine intimité. Clément, avec une franchise qui frisait la brutalité, ne lui en déclara pas moins qu'il ne croyait à rien et qu'il était bien près de penser que la grande majorité des prêtres ne croyait pas à grand'chose. L'abbé ne sut que sourire à ces aveux. Il ne s'en cachait pas, Clément lui plaisait beaucoup, et il assurait qu'il serait très-heureux de le revoir.
«Il se peut, dit-il de l'air le plus riant, qu'au milieu de votre vie un peu aventureuse, vous ayez besoin, à un moment donné, d'un conseil, et, qui sait? peut-être aussi d'une recommandation. Souvenez-vous alors que j'ai quelque crédit et venez mettre mon amitié à l'épreuve.»
Il dit encore:
«Tout en regrettant que votre belle intelligence se noie dans des futilités, n'allez pas croire que j'agisse dans des vues d'intérêt et que je me propose sournoisement de vous persécuter avec des sermons. Vous n'aurez jamais à craindre auprès de moi rien de semblable.»
Clément, pour la forme, prit le nom du prêtre. Il n'avait pas éprouvé, à le voir, ces élans de mépris et de haine qu'une soutane manquait rarement de soulever dans sa poitrine. Cependant, il ne l'eut pas plus tôt quitté, qu'il n'y pensa plus.
Mais au moment d'attenter à sa vie, à l'heure où il cherchait quelque chose à quoi s'accrocher, il était naturel qu'il se souvînt de ce prêtre et de ses offres de service. À tout hasard, il résolut de l'aller voir. Sans fonder grand espoir sur cette démarche, il songeait qu'au cas où elle ne produirait rien, elle n'ajouterait non plus rien au mal. Au préalable, il concerta avec lui-même un plan de conduite et se décida à jouer une audacieuse comédie. Ce qui n'est point rare, d'une visite répugnante d'où il attendait peu de chose, il retira les plus grands avantages. L'abbé Frépillon le reconnut sur-le-champ et lui fit le plus grand accueil.
«Je crains bien, lui dit Clément tout d'abord, que le dénûment où je me trouve ne vous fasse suspecter la sincérité de mes déclarations.»
À la suite des dénégations obligeantes du prêtre, il lui confessa qu'il avait horreur de sa vie passée. Cette horreur était telle, qu'il avait été sur le point d'en finir avec l'existence. Le souvenir de l'abbé l'avait retenu.
– » Je ne vous cache pas, continua-t-il, qu'à votre égard je ne suis qu'un noyé qui s'attache à une branche quelconque. Il ne fallait rien moins que ma passion de vivre pour me rappeler votre nom et le désir que vous avez exprimé de m'être utile. Je ne viens donc vous imposer quoi que ce soit. Je vous ferai seulement remarquer que la conversion éclatante d'un débauché de ma sorte pourrait être d'un bon exemple.»
Le digne prêtre répliqua qu'il l'eût obligé quand même; que, néanmoins, il était heureux de le voir dans ce train d'idées. Clément lui dépeignit catégoriquement sa misère. L'abbé s'empressa de dire:
«Je partagerai de grand cœur avec vous ce que je possède. Je voudrais être plus riche. Mais je m'engage à ne pas me reposer que je ne vous aie trouvé des protections efficaces. Je serais bien surpris si je ne vous avais bientôt casé convenablement.»