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Cependant, la pauvre Rosalie ne se rétablissait pas; sa vie continuait d'être une alternative régulière de convalescences et d'agonies. Sur les instances des deux époux, quand Clément était à son bureau, Destroy venait la voir fréquemment dans la journée. Il la trouvait quelquefois calme, mais le plus souvent sous l'empire d'un morne accablement. Il fut un jour bien surpris de l'objet de ses préoccupations. Son abattement était plus profond que de coutume; elle semblait la proie de rêveries funèbres. Max essaya quelque temps, sans y réussir, de l'arracher à cet état douloureux. Enfin, relevant la tête, et attachant sur son ami de longs regards mélancoliques:

«Croyez-vous, cher Max, dit-elle d'une voix altérée, qu'il y ait un Dieu?»

Destroy l'examina avec étonnement.

«Oui, fit-il, je le crois.

– Et après la mort, pensez-vous qu'il y ait quelque chose?»

L'étonnement de Max devenait de la stupeur.

«Je ne saurais concevoir, dit-il, comment périrait l'âme d'un corps qui ne doit subir qu'une transformation.

– Ainsi, il se pourrait qu'il y eût des châtiments?»

La question était embarrassante; en trois mots, Rosalie en disait plus qu'il n'en faut pour déconcerter mille sages personnes qui ne sont point pénétrées de la science péremptoire des théologiens. Destroy balança à répondre. De l'air d'un homme que la crainte des sarcasmes intimide:

«Je crois, dit-il enfin, qu'il est des lois morales comme il en est de physiques; et, de même que, si ces dernières étaient troublées, il en résulterait infailliblement un désastre, je suis convaincu qu'on ne peut enfreindre les autres sans qu'il s'ensuive, dans le monde de l'esprit, un malaise qui, pour cesser, exige une expiation.

– Mais enfin cette expiation est-elle individuelle? dit Rosalie de plus en plus inquiète.

– En même temps qu'elle est individuelle, repartit Max, tous les hommes en souffrent à un degré quelconque. Rivés à la même planète, englobés dans la même atmosphère, quoi que nous fassions, notre solidarité en toutes choses est permanente et fatale, dans les joies comme dans les douleurs, dans les bonnes actions comme dans les mauvaises.

– Tout cela ne me dit pas ce que je voudrais savoir, fit Rosalie avec une sorte d'impatience. Moi, par exemple, en supposant que j'aie commis de grandes fautes, souffrirai-je après ma mort?

– Est-il donc si ridicule de penser, répliqua Destroy, qu'au cas où la somme de vos douleurs ne sera pas adéquate à celle de vos péchés, vous rajeunirez dans la mort pour continuer l'expiation?

– Qu'importe! dit précipitamment Rosalie, si je perds le souvenir de ma vie antérieure.

– En souffrirez-vous moins pour ignorer la raison de votre supplice? dit Max. Au reste, reprit-il, dans l'existence qui embrasse ses crimes, il est au moins douteux que l'homme ne subisse pas en partie son châtiment. Admettez seulement qu'il ait une famille, la seule pensée de transmettre à ses enfants un héritage de malheur n'est-elle pas suffisamment effroyable?

– Hélas! hélas!» fit Rosalie qui se cacha la tête dans ses mains et éclata en sanglots.

Destroy, bien que tout cela lui parût singulièrement étrange, ne voulut voir dans cette explosion de chagrin que l'effet de scrupules outrés.

Peu après, Clément revint de son bureau. Accoutumé de longue date à voir les sombres tristesses de sa femme, il ne prit pas même garde à la trace de ses larmes récentes. Au surplus, il était préoccupé. D'un ton sarcastique et en termes injurieux, il déclara qu'il communiait le lendemain et conseilla à sa femme, puisque aussi bien sa faiblesse la dispensait de cette ignoble comédie, de se confesser au moins plus souvent qu'elle ne faisait. Rosalie, pour la première fois peut-être, ne cacha point son affliction de l'entendre parler avec cette irrévérence.

«Quoi? qu'est-ce? fit Clément avec une colère hautaine. Les lieux communs de l'abbé auraient-ils fait impression sur toi?… N'oublie pas, ajouta-t-il avec une énergie effrayante, que je ne veux même pas de l'ombre d'un tiers ou d'une pensée entre nous deux! Plutôt que d'être à la merci d'un prêtre, je préférerais subir le dernier supplice!»

Max penchait la tête d'un air soucieux.

«Serais-tu jaloux d'un vieillard?» demanda Rosalie en s'efforçant de sourire.

Loin de protester contre cette façon d'interpréter sa colère, Clément se calma tout à coup et changea brusquement de conversation.

Il était rare qu'un jour s'écoulât sans être marqué par quelque incident nouveau. Ainsi, dans la même semaine, Destroy se trouvant auprès de Mme Thillard, légèrement indisposée:

«Il paraît, lui dit celle-ci, que votre M. Clément a été jadis commis dans notre maison?

– Comment l'avez-vous appris? demanda Max curieusement.

– Par Frédéric, dit Mme Thillard, qui est allé prévenir Mme Rosalie de mon indisposition…»

Elle ajouta que le vieillard avait rapporté les plus pénibles impressions de cette visite. Clément, troublé d'abord en l'apercevant, s'était bientôt montré envers lui aussi expansif qu'il venait d'être réservé. Il ne s'était pas borné à lui faire voir son appartement, il avait encore prétendu lui raconter son histoire jusque dans les plus minimes détails, et l'avait obligé d'examiner ses livres, sous le prétexte de lui demander s'ils étaient bien tenus. Frédéric avait été d'autant plus frappé de ce dernier souci, que lesdits livres annonçaient un comptable de premier ordre. En dépit de son aisance, de sa vie laborieuse et de sa dévotion, Clément avec sa figure ravagée, ses yeux hagards, ses manières ambiguës, n'avait inspiré au vieillard ni confiance ni sympathie. Celui-ci allait jusqu'à s'affliger, sans trop savoir pourquoi, il est vrai, des relations de Mme Thillard avec ce sinistre personnage.

«Pour ma part, continua Mme Thillard, je suis désolée de n'avoir pas su le fait plus tôt. Sans fausse fierté, j'eusse probablement refusé d'aller dans cette maison, et j'eusse sagement fait. Il faut bien vous le dire, si Mme Rosalie m'inspire de la compassion, j'ai à l'endroit de son mari des sentiments analogues à ceux de mon vieux Frédéric: il me cause une répugnance que je ne puis réussir à surmonter.»

Le lendemain même de ce jour, Destroy alla chez Clément, qui le reçut avec humeur.

«Es-tu fou? s'écria-t-il. Comment! tu vas t'amuser à catéchiser Rosalie! À quoi penses-tu? Qu'avais-tu besoin de lui dire qu'il y a un Dieu, une vie éternelle, des châtiments, et le reste?

– J'ai répondu à ses questions, dit Max, voilà tout.

– Il fallait alors lui répondre, dit Clément avec énergie, qu'il n'est de Dieu que pour les idiots, que la mort c'est le néant, que les châtiments et les récompenses sont des inventions saugrenues de l'homme.

– À cause de quoi? fit Max interdit.