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Chapitre L La possédée

Tout le fracas de ces chars retentissants, tout le bruit de ces cloches chantant à pleines volées, tous ces roulements de tambours joyeux, toute cette majesté, reflet des majestés du monde perdu pour elle, glissèrent sur l’âme de Madame Louise et vinrent expirer, comme le flot inutile, au pied des murs de sa cellule.

Quand le roi fut parti, après avoir inutilement essayé de rappeler en père et en souverain, c’est-à-dire par un sourire auquel succédèrent des prières qui ressemblaient à des ordres, sa fille au monde; quand la dauphine, que frappa du premier coup d’œil cette grandeur d’âme véritable de son auguste tante, eut disparu avec son tourbillon de courtisans, la supérieure des carmélites fit descendre les tentures, enlever les fleurs, détacher les dentelles.

De toute la communauté encore émue, elle seule ne sourcilla point quand les lourdes portes du couvent, un instant ouvertes sur le monde, roulèrent pesamment et se refermèrent avec bruit entre le monde et la solitude.

Puis elle fit venir la trésorière.

– Pendant ces deux jours de désordre, demanda-t-elle, les pauvres ont-ils reçu les aumônes accoutumées?

– Oui, Madame.

– Les malades ont-ils été visités comme de coutume?

– Oui, Madame.

– A-t-on congédié les soldats un peu rafraîchis?

– Tous ont reçu le pain et le vin que Madame avait fait préparer.

– Ainsi rien n’est en souffrance dans la maison?

– Rien, Madame.

Madame Louise s’approcha de la fenêtre et aspira doucement la fraîcheur embaumée qui montait du jardin sur l’aile humide des heures voisines de la nuit.

La trésorière attendait respectueusement que l’auguste abbesse donnât un ordre ou un congé.

Madame Louise, Dieu seul sait à quoi songeait la pauvre recluse royale en ce moment, Madame Louise effeuillait des roses à haute tige qui montaient jusqu’à sa fenêtre, et des jasmins qui tapissaient les murailles de la cour.

Tout à coup un violent coup de pied de cheval ébranla la porte des communs et fit tressaillir la supérieure.

– Qui donc est resté à Saint-Denis de tous les seigneurs de la cour? demanda Madame Louise.

– Son Éminence le cardinal de Rohan, Madame.

– Les chevaux sont-ils donc ici?

– Non, Madame, ils sont au chapitre de l’abbaye, où il passera la nuit.

– Qu’est-ce donc que ce bruit, alors?

– Madame, c’est le bruit que fait le cheval de l’étrangère.

– Quelle étrangère? demanda Madame Louise cherchant à rappeler ses souvenirs.

– Cette Italienne qui est venue hier au soir demander l’hospitalité à Son Altesse.

– Ah! c’est vrai. Où est-elle?

– Dans sa chambre ou à l’église.

– Qu’a-t-elle fait depuis hier?

– Depuis hier, elle a refusé toute nourriture, excepté le pain, et toute la nuit elle a prié dans la chapelle.

– Quelque grande coupable, sans doute! dit la supérieure fronçant le sourcil.

– Je l’ignore, Madame, elle n’a parlé à personne.

– Quelle femme est-ce?

– Belle et d’une physionomie douce et fière à la fois.

– Ce matin, pendant la cérémonie, où se tenait-elle?

– Dans sa chambre, près de sa fenêtre, où je l’ai vue, abritée derrière ses rideaux, fixer sur chaque personne un regard plein d’anxiété, comme si dans chaque personne qui entrait elle eût craint un ennemi.

– Quelque femme de ce pauvre monde où j’ai vécu, où j’ai régné. Faites entrer.

La trésorière fit un pas pour se retirer.

– Ah! sait-on son nom? demanda la princesse.

– Lorenza Feliciani.

– Je ne connais personne de ce nom, dit Madame Louise rêvant; n’importe, introduisez cette femme.

La supérieure s’assit dans un fauteuil séculaire; il était de bois de chêne, avait été sculpté sous Henri II et avait servi aux neuf dernières abbesses des carmélites.

C’était un tribunal redoutable, devant lequel avaient tremblé bien des pauvres novices, prises entre le spirituel et le temporel.

La trésorière entra un moment après, amenant l’étrangère au long voile que nous connaissons déjà.

Madame Louise avait l’œil perçant de la famille; cet œil fut fixé sur Lorenza Feliciani du moment où elle entra dans le cabinet: mais elle reconnut dans la jeune femme tant d’humilité, tant de grâce, tant de beauté sublime, elle vit enfin tant d’innocence dans ses grands yeux noirs noyés de larmes encore récentes, que ses dispositions envers elle, d’hostiles qu’elles étaient d’abord, devinrent bienveillantes et fraternelles.

– Approchez, madame, dit la princesse, et parlez.

La jeune femme fit un pas en tremblant et voulut mettre un genou en terre.

La princesse la releva.

– N’est-ce pas vous, madame, dit-elle, qu’on appelle Lorenza Feliciani?

– Oui, Madame.

– Et vous désirez me confier un secret?

– Oh! j’en meurs de désir!

– Mais pourquoi n’avez-vous pas recours au tribunal de la pénitence? Je n’ai pouvoir que de consoler, moi; un prêtre console et pardonne.

Madame Louise prononça ces derniers mots en hésitant.

– Je n’ai besoin que de consolation, Madame, répondit Lorenza, et d’ailleurs c’est à une femme seulement que j’oserais dire ce que j’ai à vous raconter.

– C’est donc un récit bien étrange que celui que vous allez me faire?

– Oui, bien étrange. Mais écoutez-moi patiemment, Madame; c’est à vous seule que je puis parler, je vous le répète, parce que vous êtes toute puissante, et qu’il me faut presque le bras de Dieu pour me détendre.

– Vous défendre! Mais on vous poursuit donc? Mais on vous attaque donc?

– Oh! oui, Madame, oui, l’on me poursuit, s’écria l’étrangère avec un indicible effroi.

– Alors, madame, réfléchissez à une chose, dit la princesse, c’est que cette maison est un couvent et non une forteresse; c’est que rien de ce qui agite les hommes n’y pénètre que pour s’éteindre; c’est que rien de ce qui peut les servir contre les autres hommes ne s’y trouve; ce n’est point ici la maison de la justice, de la force et de la répression, c’est tout simplement la maison de Dieu.