Изменить стиль страницы

«Je vis passer sous mes yeux les siècles, comme une série de grands vieillards. Je me reconnus sous les différents noms que j’avais portés depuis le jour de ma première naissance jusqu’à celui de ma dernière mort, car, vous le savez, mes frères, et c’est un des points les plus positifs de notre croyance, les âmes, ces innombrables émanations de la divinité, qui à chacun de ses souffles s’échappent de la poitrine de Dieu, les âmes remplissent l’air, elles se distribuent en une nombreuse hiérarchie, depuis les âmes sublimes jusqu’aux âmes inférieures, et l’homme qui, à l’heure de sa naissance, aspire, au hasard peut-être, une de ces âmes préexistantes, la rend à l’heure de son trépas à une carrière nouvelle et à de successives transformations.»

Celui qui parlait ainsi parlait avec un accent si convaincu, ses yeux se levaient au ciel avec un regard si sublime, qu’à cette période de sa pensée résumant toute sa croyance, il fut interrompu par un murmure d’admiration; l’étonnement faisait place à l’admiration, comme la colère avait fait place à l’étonnement.

– Quand je me réveillai, continua l’illuminé, je sentis que j’étais plus qu’un homme; je compris que j’étais presque un dieu.

«Alors je résolus de vouer non seulement mon existence actuelle, mais encore toutes les existences qui me restent à vivre, au bonheur de l’humanité.

«Le lendemain, comme s’il eût deviné mon projet, Althotas vint à moi et me dit:

«- Mon fils, il y a vingt ans que votre mère expira en vous donnant le jour; depuis vingt ans un obstacle invincible empêche votre illustre père de se révéler à vous; nous allons reprendre nos voyages; votre père sera parmi ceux que nous rencontrerons, il vous embrassera, mais vous ignorerez qu’il vous a embrassé.

«Ainsi tout en moi, comme dans les élus du Seigneur, devait être mystérieux: passé, présent, avenir.

«Je dis adieu au muphti Salaaym qui me bénit et me combla de présents; puis nous nous joignîmes à une caravane qui partait pour Suez.

«Pardon, seigneurs, si je m’émeus à ce souvenir; un jour, un homme vénérable m’embrassa, et je ne sais quel tressaillement étrange remua tout mon être quand je sentis battre son cœur.

«C’était le chérif de La Mecque, prince très magnifique et très illustre. Il avait vu des batailles, et, d’un geste de son bras, il courbait les têtes de trois millions d’hommes. Althotas se détourna pour ne pas s’émouvoir, pour ne point se trahir peut-être, et nous continuâmes notre chemin.

«Nous nous enfonçâmes en Asie; nous remontâmes le Tigre, nous visitâmes Palmyre, Damas, Smyrne, Constantinople, Vienne, Berlin, Dresde, Moscou, Stockholm, Pétersbourg, New-York, Buenos-Ayres, Le Cap, Aden; puis, nous retrouvant presque au point d’où nous étions partis, nous gagnâmes l’Abyssinie, nous descendîmes le Nil, nous abordâmes à Rhodes, puis à Malte; un navire était venu au-devant du nôtre à vingt lieues en mer, et deux chevaliers de l’ordre, m’ayant salué et ayant embrassé Althotas, nous avaient conduits triomphalement au palais du grand maître Pinto.

«Sans doute, vous allez me demander, seigneurs, comment le musulman Acharat était reçu avec tant d’honneur par ceux-là même qui jurent dans leurs vœux l’extermination des infidèles. C’est qu’Althotas, catholique et chevalier de Malte lui-même, ne m’avait jamais parlé que d’un Dieu puissant, universel, ayant, avec l’aide des anges ses ministres, établi l’harmonie générale, et ayant donné à ce tout harmonieux le beau, le grand nom de Cosmos. J’étais théosophe enfin.

«Mes voyages étaient achevés; mais la vue de toutes ces villes aux noms divers, aux mœurs opposées, ne m’avait causé aucun étonnement: c’est que rien n’était nouveau pour moi sous le soleil; c’est que pendant le cours des trente-deux existences que j’avais déjà vécu, j’avais déjà visité les mêmes villes; c’est que la seule chose qui me frappa, c’étaient les changements qui s’étaient opérés parmi les hommes qui les peuplaient. Alors, je pus planer en esprit au-dessus des événements et suivre la marche de l’humanité. Je vis que tous les esprits tendaient au progrès, que le progrès menait à la liberté. Je vis que tous les prophètes apparus successivement avaient été suscités par le Seigneur pour soutenir la marche chancelante de l’humanité, qui, partie aveugle de son berceau, fait chaque siècle un pas vers la lumière: les siècles sont les jours des peuples.

«Alors je me suis dit que tant de choses sublimes ne m’avaient pas été révélées pour que je les ensevelisse en moi, que c’est vainement que la montagne renferme ses filons d’or et que l’océan cache ses perles; car le mineur obstiné pénètre au fond de la montagne; car le plongeur descend dans les profondeurs de l’océan, et que mieux valait, au lieu de faire comme l’océan et la montagne, faire comme le soleil, c’est-à-dire secouer mes splendeurs sur le monde.

«Vous comprenez donc maintenant, n’est-ce pas, que ce n’est point pour accomplir de simples rites maçonniques que je suis venu d’orient. Je suis venu pour vous dire: Frères, empruntez les ailes et les yeux de l’aigle, élevez-vous au-dessus du monde, gagnez avec moi la cime de la montagne où Satan emporta Jésus, et jetez les yeux sur les royaumes de la terre.

«Les peuples forment une immense phalange; nés à différentes époques et dans des conditions diverses, ils ont pris leurs rangs et doivent arriver, chacun à son tour, au but pour lequel ils ont été créés. Ils marchent incessamment, quoiqu’ils semblent se reposer, et s’ils reculent par hasard, ce n’est pas qu’ils vont en arrière, c’est qu’ils prennent un élan pour franchir quelque obstacle ou bien pour briser quelque difficulté.

«La France est à l’avant-garde des nations; mettons-lui un flambeau à la main. Ce flambeau dût-il être une torche, la flamme qui la dévorera sera un salutaire incendie, puisqu’il éclairera le monde.

«C’est pour cela que le représentant de la France manque ici; peut-être eût-il reculé devant sa mission… Il faut un homme qui ne recule devant rien… j’irai en France.

– Vous irez en France? reprit le président.

– Oui, c’est le poste le plus important… je le prends pour moi; c’est l’œuvre la plus périlleuse… je m’en charge.

– Alors vous savez ce qui se passe en France? reprit le président.

L’illuminé sourit.

– Je le sais, car je l’ai préparé moi-même: un roi vieux, timoré, corrompu, moins vieux, moins désespéré encore que la monarchie qu’il représente, siège sur le trône de France. Quelques années à peine lui restent à vivre. Il faut que l’avenir soit convenablement disposé par nous pour le jour de sa mort. La France est la clef de voûte de l’édifice; que les six millions de mains qui se lèvent à un signe du cercle suprême déracinent cette pierre, et l’édifice monarchique s’écroulera, et le jour où l’on saura qu’il n’y a plus de roi en France, les souverains de l’Europe, les plus insolemment assis sur leur trône, sentiront le vertige leur monter au front, et d’eux-mêmes ils s’élanceront dans l’abîme qu’aura creusé ce grand écroulement du trône de saint Louis.

– Pardon, très vénérable maître, interrompit le chef qui se tenait à la droite du président, et qu’à son accent d’un germanisme montagnard on pouvait reconnaître pour Suisse, votre intelligence a sans doute tout calculé?