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Mais il ne répondit pas.

Andrée tenta encore une fois de se lever, mais elle ne put y parvenir: une force invincible, un engourdissement qui n’était point sans charme la clouèrent sur son fauteuil, tandis que son regard restait rivé sur le miroir magique.

Cette sensation nouvelle l’épouvanta, car elle se sentait entièrement à la discrétion de cet homme, et cet homme était un inconnu.

Elle fit pour appeler au secours un effort surhumain: sa bouche s’ouvrit, mais Balsamo étendit ses deux mains au-dessus de la tête de la jeune fille, et aucun son ne sortit de sa bouche.

Andrée resta muette; sa poitrine s’emplit d’une sorte de chaleur stupéfiante qui monta lentement jusqu’à son cerveau, se déroulant comme une vapeur aux tourbillons envahissants.

La jeune fille n’avait plus ni force ni volonté; elle laissa retomber sa tête sur son épaule.

En ce moment, il sembla à Balsamo entendre un léger bruit du côté de la fenêtre: il se retourna vivement et crut voir extérieurement s’éloigner de la vitre le visage d’un homme.

Il fronça le sourcil; et, chose étrange, la même impression sembla se refléter sur le visage de la jeune fille.

Alors, se retournant du côté d’Andrée, il abaissa les deux mains qu’il avait constamment tenues levées au-dessus de sa tête, les releva d’un geste onctueux, les abaissa encore, et persévérant pendant quelques secondes à entasser sur la jeune fille des colonnes écrasantes d’électricité:

– Dormez! dit-il.

Puis, comme elle se débattait encore sous le charme:

– Dormez! répéta-t-il avec l’accent de la domination. Dormez! je le veux!

Dès lors tout céda à cette puissante volonté. Andrée appuya le coude sur le clavecin, posa la tête sur sa main et s’endormit.

Puis Balsamo sortit à reculons, tira la porte après lui, et l’on put l’entendre remonter l’escalier de bois et regagner sa chambre.

Aussitôt que la porte du salon se fut refermée derrière lui, la figure qu’avait cru entrevoir Balsamo reparut aux vitres.

C’était celle de Gilbert.

Chapitre VIII Attraction

Gilbert, exclu du salon par l’infériorité de sa position au château de Taverney, avait surveillé toute la soirée les personnages à qui leur rang permettait d’y figurer.

Durant tout le souper, il avait vu Balsamo sourire et gesticuler. Il avait remarqué l’attention dont l’honorait Andrée; l’affabilité inouïe du baron à son égard; l’empressement respectueux de La Brie.

Plus tard, lorsqu’on s’était levé de table, il s’était caché dans un massif de lilas et de boules-de-neige, dans la crainte que Nicole, en fermant les volets ou en regagnant sa chambre, ne l’aperçût et ne le dérangeât dans son investigation, ou plutôt dans son espionnage.

Nicole avait en effet opéré sa ronde, mais elle avait dû laisser ouvert un des volets du salon, dont les charnières à moitié descellées ne permettaient pas aux contrevents de rouler sur leurs gonds.

Gilbert connaissait bien cette circonstance. Aussi n’avait-il pas, comme nous l’avons vu, quitté son poste, sûr qu’il était de continuer ses observations quand Legay serait partie.

Ses observations, avons-nous dit? – ce mot, peut-être, semblera bien vague au lecteur. – Quelles observations Gilbert pouvait-il faire? ne connaissait-il pas le château de Taverney dans tous ses détails, puisqu’il y avait été élevé, les personnages qui l’habitaient sous toutes leurs faces, puisque depuis dix sept ou dix-huit ans il les voyait tous les jours?

C’est que ce soir-là Gilbert avait d’autres desseins que d’observer; il ne guettait pas seulement, il attendait.

Quand Nicole eut quitté le salon en y laissant Andrée, quand, après avoir lentement et négligemment fermé les portes et les volets, elle se fut promenée dans le parterre, comme si elle y eût attendu quelqu’un; quand elle eut plongé de tous côtés de furtifs regards, quand elle eut fait enfin ce que venait de faire et allait faire encore Gilbert, elle se décida à la retraite et regagna sa chambre.

Gilbert, comme on le comprend bien, immobile contre le tronc d’un arbre, à moitié courbé, respirant à peine, n’avait pas perdu un des mouvements, pas perdu un des gestes de Nicole; puis, lorsqu’elle eut disparu, lorsqu’il eut vu s’illuminer la fenêtre des mansardes, il traversa l’espace vide sur la pointe du pied, parvint jusqu’à la fenêtre, s’y accroupit dans l’ombre et attendit, sans savoir peut-être ce qu’il attendait, dévorant des yeux Andrée, nonchalamment assise à son clavecin.

Ce fut dans ce moment que Joseph Balsamo entra dans le salon.

Gilbert tressaillit à cette vue, et son regard ardent se concentra sur les deux personnages de la scène que nous venons de raconter.

Il crut voir que Balsamo complimentait Andrée sur son talent, que celle-ci lui répondait avec sa froideur accoutumée; qu’il insistait avec un sourire, qu’elle suspendait son étude pour répondre et congédier son hôte.

Il admira la grâce avec laquelle celui-ci se retirait. De toute la scène qu’il avait cru comprendre, il n’avait absolument rien compris, car la réalité de cette scène était le silence.

Gilbert n’avait rien pu entendre, il avait seulement vu remuer des lèvres et s’agiter des bras. Comment, si bon observateur qu’il fût, eût-il reconnu un mystère là où tout se passait naturellement en apparence?

Balsamo parti, Gilbert demeura non plus en observation, mais en contemplation devant Andrée, si belle dans sa pose nonchalante, puis bientôt il s’aperçut avec étonnement qu’elle dormait. Il demeura encore quelques minutes dans la même attitude, pour s’assurer bien positivement que cette immobilité était bien du sommeil. Puis, lorsqu’il en fut bien convaincu, il se leva tenant sa tête à deux mains, comme un homme qui craint que son cerveau n’éclate sous le flot des pensées qui y affluent; puis, dans un moment de volonté qui ressemblait à un élan de fureur:

– Oh! sa main, dit-il; approcher seulement mes lèvres de sa main. Allons! Gilbert, allons! je le veux…

Et cela dit, s’obéissant à lui-même, il s’élança dans l’antichambre et atteignit la porte du salon, qui s’ouvrit sans bruit pour lui comme elle avait fait pour Balsamo.

Mais à peine cette porte fut-elle ouverte, à peine se trouva-t-il en face de la jeune fille sans que rien l’en séparât plus, qu’il comprit l’importance de l’action qu’il allait commettre; lui, Gilbert, lui, le fils d’un métayer et d’une paysanne, lui, le jeune homme timide, sinon respectueux, qui à peine, du fond de son obscurité, avait osé lever les yeux sur la fière et dédaigneuse jeune fille, il allait toucher de ses lèvres le bas de la robe ou le bout des doigts de cette majesté endormie, qui pouvait en se réveillant le foudroyer de son regard. À cette pensée, tous ces nuages d’enivrement qui avaient égaré son esprit et bouleversé son cerveau se dissipèrent. Il s’arrêta, se retenant au chambranle de la porte, car les jambes lui tremblaient si fort, qu’il lui semblait qu’il allait tomber.