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– Eh! mon Dieu, qui n’a pas trente ans? dit le voyageur avec négligence.

– Moi, pardieu! s’écria le baron, puisqu’il y a juste trente ans que je ne les ai plus.

Andrée regardait l’étranger avec une fixité qui indiquait l’irrésistible attrait de la curiosité. En effet, à chaque instant cet homme étrange se révélait à elle sous un nouveau jour.

– Enfin, monsieur, vous me confondez, dit le baron, à moins toutefois que vous ne vous trompiez, ce qui est probable, et que vous ne preniez Philippsburg pour une autre ville. Je vous vois trente ans au plus, n’est-ce pas, Andrée?

– En effet, répondit celle-ci, qui essaya encore de soutenir le regard puissant de son hôte, et qui cette fois encore ne put y réussir.

– Non pas, non pas, dit ce dernier; je sais ce que je dis, et je dis ce qui est. Je parle du fameux siège de Philippsburg, où M. le duc de Richelieu a tué en duel son cousin le prince de Lixen. C’était en revenant de la tranchée que la chose eut lieu, sur la grand-route, ma foi; au revers de cette route, du côté gauche, il lui logea son épée au beau travers du corps. Je passais là comme le prince de Deux-Ponts le tenait agonisant entre ses bras. Il était assis sur le revers du fossé, tandis que M. de Richelieu essuyait tranquillement son épée.

– Monsieur, s’écria le baron, sur mon honneur! vous me bouleversez. Cela s’est passé comme vous le dites.

– Vous avez entendu raconter la chose? demanda tranquillement Balsamo.

– J’étais là, j’avais l’honneur d’assister comme témoin M. le maréchal, qui n’était pas maréchal alors; mais cela n’y fait rien.

– Attendez donc, fit Balsamo en regardant fixement le baron.

– Quoi?

– Ne portiez-vous pas à cette époque l’uniforme de capitaine?

– Justement.

– Vous étiez au régiment des chevau-légers de la reine, qui furent écharpés à Fontenoy?

– Y étiez-vous aussi, à Fontenoy? demanda le baron en essayant de goguenarder.

– Non, répondit tranquillement Balsamo, à Fontenoy j’étais mort.

Le baron ouvrit de grands yeux, Andrée tressaillit, Nicole fit le signe de la croix.

– Donc, pour en revenir à ce que je vous disais, continua Balsamo, vous portiez l’uniforme des chevau-légers, je me le rappelle parfaitement à cette heure. Je vous ai vu en passant, vous teniez votre cheval et celui du maréchal, tandis que celui-ci se battait. Je m’approchai de vous et je vous demandai des détails; vous me les donnâtes.

– Moi?

– Eh! oui, pardieu! vous. Je vous reconnais maintenant, vous portiez le titre de chevalier alors. Et l’on ne vous appelait que le petit chevalier.

– Mordieu! s’écria Taverney tout émerveillé.

– Excusez-moi de ne pas vous avoir remis d’abord. Mais trente ans changent un homme. Au maréchal de Richelieu, mon cher baron!

Et Balsamo, après avoir levé son verre, le vida jusqu’à la dernière goutte.

– Vous, vous m’avez vu à cette époque? répéta le baron. Impossible!

– Je vous ai vu, dit Balsamo.

– Sur la grand-route?

– Sur la grand-route.

– Tenant les chevaux?

– Tenant les chevaux.

– Au moment du duel?

– Comme le prince rendait le dernier soupir, je vous l’ai dit.

– Mais vous avez donc cinquante ans?

– J’ai l’âge qu’il faut avoir pour vous avoir vu.

Cette fois le baron se renversa sur son fauteuil avec un mouvement si dépité, que Nicole ne put s’empêcher de rire.

Mais Andrée, au lieu de rire comme Nicole, se prit à rêver, les yeux fixés sur Balsamo.

On eût dit que celui-ci attendait ce moment et l’avait prévu.

Se levant tout à coup, il lança deux ou trois éclairs de sa prunelle enflammée à la jeune fille, qui tressaillit comme si elle eût été frappée d’une commotion électrique.

Ses bras se raidirent, son cou s’inclina, elle sourit comme malgré elle à l’étranger, puis ferma les yeux.

Celui-ci, toujours debout, lui toucha les bras: elle tressaillit encore.

– Et vous aussi, mademoiselle, dit-il, vous croyez que je suis un menteur, lorsque je prétends avoir assisté au siège de Philippsburg?

– Non, monsieur, je vous crois, articula Andrée en faisant un effort surhumain.

– Alors c’est moi qui radote, dit le vieux baron. Ah! pardon! à moins toutefois que monsieur ne soit un revenant, une ombre!

Nicole ouvrit de grands yeux effarés.

– Qui sait! dit Balsamo, avec un accent si grave qu’il acheva de captiver la jeune fille.

– Voyons, sérieusement, monsieur le baron, reprit le vieillard, qui paraissait décidé à tirer la chose au clair, est-ce que vous avez plus de trente ans? En vérité, vous ne les paraissez pas.

– Monsieur, dit Balsamo, me croirez-vous, si je vous dis quelque chose de peu croyable?

– Je ne vous en réponds pas, dit le baron en secouant la tête d’un air narquois, tandis qu’Andrée, au contraire, écoutait de toutes ses forces. Je suis fort incrédule, je vous en préviens, moi.

– Que vous sert-il, alors, de me faire une question dont vous n’écouterez pas la réponse?

– Eh bien! si, je vous croirai. Là, êtes-vous content?

– Alors, monsieur, je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit; non seulement je vous ai vu, mais encore je vous ai connu au siège de Philippsburg.

– Alors vous étiez enfant?

– Sans doute.

– Vous aviez quatre ou cinq ans au plus!

– Non pas; j’en avais quarante et un.

– Ah! ah! ah! s’écria le baron en riant aux éclats, tandis que Nicole lui faisait écho.

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, dit gravement Balsamo; vous ne me croyez point.

– Mais comment croire sérieusement, voyons!… donnez-moi une preuve.

– C’est bien clair, pourtant, reprit Balsamo sans montrer aucun embarras. J’avais quarante et un ans à cette époque, c’est vrai; mais je ne dis pas que je fusse l’homme que je suis.

– Ah! ah! mais ceci devient du paganisme, s’écria le baron. N’y a-t-il pas eu un philosophe grec, – ces misérables philosophes, il y en a eu de tout temps! – n’y a-t-il pas eu un philosophe grec qui ne mangeait pas de fèves, parce qu’il prétendait qu’elles avaient des âmes, – comme mon fils prétend que les nègres en ont; qui avait inventé cela? C’est… comment diable l’appelez-vous donc?