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Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seul mot de cette conversation; elle comprit aussitôt la nécessité de changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par la passion au point d’affronter le scandale que causerait infailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit que s’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc de s’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avait pu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutes les ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeait la singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venue à l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à son premier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution; pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelque chose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et, remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour en sortir aussitôt.

Il y avait dans la résolution que venait de prendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de son caractère; mais chez les femmes du monde, il semble en général que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordée à celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leur renommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgré ses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elle aussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et elle sacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, était d’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à la jeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elle avait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bien vif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle une auxiliaire et non une rivale.

– Elle a été touchée, disait-elle, de la situation de Maurice; elle l’aime d’un véritable amour, c’est incontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sans jalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tuerait mon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue; elle a l’esprit juste, le cœur droit; c’est une fille bien née, elle a la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect des usages semblent régler toutes ses actions: elle sentira qu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée. Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à sa manière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on ne doit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désir d’être titrée… Bah! ce désir ne domine plus que les âmes vulgaires…; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle a renoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur; j’attaquerai sa sensibilité; je prierai, j’implorerai; une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.

Comme on le voit, malgré son étourderie, madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrière le paravent; il est vrai que cette ruse ressemblait fort à une vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans le sable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait un prétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieu de la nuit, et elle avait pris celui-là.

Un des grands travers des gens du monde c’est de se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque des personnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans une position sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouement dont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cet égard est d’autant plus remarquable que leur formule est plus naïve; ils disent: «Faites cela pour moi, je vous en supplie;» ils s’en servent pour les moindres choses comme pour les sacrifices les plus pénibles: puis, lorsqu’on a fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à la chose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi: «Ah! répondent-ils, il ou elle a été enchanté de faire cela pour moi!» et tout est dit, le sacrifice est payé. Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car on s’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés par l’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand que vous!

Madame de Barthèle, en arrivant à la porte de Fernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée à faire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grand étonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, au lieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dans une attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.

– Clotilde! s’écria-t-elle, Clotilde ici! Et que viens-tu faire dans cette chambre, mon Dieu?

Puis, comprenant la nécessité d’expliquer sa conduite à celle à qui elle demandait une explication:

– Je passais, continua madame de Barthèle, j’ai vu cette porte entr’ouverte, j’ai craint que madame Ducoudray ne se fût trouvée indisposée, et, dans cette crainte, je suis entrée.

– Pourquoi n’est-elle pas dans cette chambre? murmura Clotilde les yeux fixes et répondant à ses propres pensées bien plutôt qu’à l’interpellation de sa belle-mère, où peut-elle être, si ce n’est chez Maurice?

– Chez Maurice! s’écria madame de Barthèle; et qu’irait-elle faire à cette heure chez Maurice!

– Eh! madame, dit Clotilde avec cet accent rauque de la jalousie qui, pour la première fois altérait sa voix, ne savez-vous pas qu’ils s’aiment?

Madame de Barthèle était trop préoccupée elle-même de sa propre situation pour remarquer la fixité du regard, la pâleur du visage et la vibration stridente qui avaient accompagné les paroles de Clotilde.

– Ce n’est pas probable, répondit-elle froidement.

– Et moi, madame, dit Clotilde en saisissant le bras de sa belle-mère et en le serrant avec force, je vous dis qu’elle est près de Maurice.

Madame de Barthèle regarda avec étonnement Clotilde, toute frémissante aux premières atteintes d’une passion qui, jusqu’alors, lui avait été inconnue.

– Eh bien, dit-elle, quand elle serait près de Maurice, qu’y aurait-il là dedans qui puisse vous bouleverser ainsi?

– Mais, vous ne comprenez donc pas que j’aime Maurice, moi? vous ne comprenez donc pas que j’en suis jalouse? vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas qu’il aime une autre femme, ni qu’une autre femme l’aime?

Et Clotilde jeta ces paroles avec une sorte d’explosion concentrée qui porte la conviction dans l’âme de ceux à qui elle s’adresse.

– Jalouse! s’écria madame de Barthèle, jalouse? toi, Clotilde, jalouse?

Et madame de Barthèle, qui savait par expérience ce que c’est que la jalousie, pour en avoir fait dans la journée une longue épreuve, prononça ces paroles avec une terreur involontaire.

– Eh bien, madame, demanda Clotilde en regardant sa belle-mère d’un regard à la fois candide et enflammé, qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois jalouse?

– Mais je ne savais pas…

– Ni moi non plus, dit Clotilde; je ne savais pas que cette femme occupât toute sa pensée, eût tout son cœur; je ne savais pas que son éloignement pouvait le tuer, je ne savais pas que son retour pouvait lui rendre la vie. Eh bien, je sais tout cela, maintenant, et ils sont ensemble!