Vassia, les larmes aux yeux, serra la main d’Arkadi.

– Allons, Arkadi, n’en parlons plus, dit-il; c’est une affaire entendue: je n’ai pas terminé, eh bien! tant pis! Je suis en retard et voilà tout. Tu n’as pas besoin de te déranger. J’irai moi-même et j’expliquerai tout… À présent, je suis tranquille, je suis complètement rassuré. Seulement, n’y va pas… Écoute-moi.

– Vassia, mon cher! s’écria Arkadi d’un air joyeux; je n’ai parlé comme je l’ai fait qu’en me basant sur tes propres dires. Je suis content que tu aies retrouvé tes esprits. Souviens-toi cependant que je suis toujours avec toi, quoi qu’il arrive. Je vois que l’idée de me voir parler à Julian Mastakovitch t’effraie… Eh bien! je ne lui parlerai pas, c’est toi-même qui lui diras tout. Voyons, tu iras demain… Ou plutôt non, tu resteras ici à écrire, tandis que j’irai, moi, me renseigner au bureau sur cette affaire: est-elle ou non très urgente? faut-il absolument que le travail soit livré à une date fixe et quelles seraient les conséquences d’un retard éventuel? Puis je reviendrai le plus vite possible pour te le dire… Tu vois, il y a déjà un espoir! Imagine-toi que l’affaire ne presse pas… Alors, on pourrait même s’en tirer à bon compte. Il se peut que Julian Mastakovitch ne la réclame pas, et alors tout est sauvé.

Vassia secoua la tête d’un air de doute; cependant il regardait toujours son ami avec une expression de gratitude.

– Laissons cela, dit-il en haletant, je suis si faible, si fatigué, que je n’ai nulle envie d’y penser. Parlons d’autre chose, veux-tu? D’ailleurs, je préfère ne pas travailler pour l’instant, je ne recopierai qu’une ou deux pages, pour parvenir à un alinéa. Écoute-moi! Voilà longtemps que je veux te demander comment tu es parvenu à me connaître si bien?

Les larmes de Vassia tombaient sur les mains d’Arkadi.

– Si tu savais, Vassia, combien je te suis attaché, tu ne m’aurais pas posé pareille question…

– Oui, Arkadi, je ne le sais pas, parce que… j’ignore pourquoi tu m’aimes tellement. Sais-tu même, Arkadi, que ton attachement m’a fait horriblement souffrir? Sais-tu que, souvent surtout le soir, à l’heure du coucher, lorsque je pense à toi (parce que je pense toujours à toi au moment de m’endormir), je me sens prêt à pleurer et mon cœur frémit parce que… parce que… Enfin, parce que tu as tant de sympathie pour moi et que je ne peux pas épancher mon cœur et te prouver ma reconnaissance…

– Eh bien! Vassia, à présent, tu vois toi-même ce que tu es! Calme-toi donc. Te voilà de nouveau tout ému, bouleversé! remarqua Arkadi, dont l’âme tressaillit au souvenir de la scène qui s’était produite la veille, dans la rue.

– Allons, mon vieux, tu demandes que je sois calme… mais je n’ai jamais été aussi calme et heureux qu’à présent!… Je voudrais tant te raconter tout, mais j’ai toujours peur de te faire de la peine… Tu te fais continuellement des soucis à mon sujet et tu cries, et tu me fais peur… Regarde, même à présent, je tremble, sans savoir pourquoi… Voilà ce que je voudrais te dire: il me semble qu’autrefois, je ne me connaissais pas moi-même… et quant aux autres, je ne les connais et ne les comprends que depuis hier. Mon vieux, jusqu’à ce jour, je ne comprenais pas, je n’appréciais pas… Mon cœur était sec. Écoute-moi: voilà comment cela est arrivé: jamais je n’ai pu faire du bien à personne, parce que je n’en ai pas été capable!… Mon extérieur même manque d’agrément… Et cependant, tout le monde est si bon pour moi! Toi le premier, je le sais! Quant à moi, je n’ai été capable que de me taire!…

– Allons, Vassia, voyons!

– Eh bien! quoi, Arkacha? Ce n’est rien…, l’interrompit Vassia en parvenant à peine à articuler les mots, tant les larmes l’étouffaient. Hier, je t’ai parlé de Julian Mastakovitch. Tu sais toi-même qu’il est sévère, plutôt sombre et que plusieurs fois même il t’a réprimandé; or, hier, avec moi, il a eu l’idée de plaisanter, de faire preuve de gentillesse, de manifester la bonté de son cœur, cette bonté qu’il cache sagement aux autres…

– Eh bien! Vassia, cela démontre seulement que tu es digne de ton bonheur…

– Oh! Arkacha! Comme j’aurais voulu pouvoir terminer ce travail!… Non, je ruinerai mon bonheur! J’en ai le pressentiment!… Mais non pas à cause de ceci, s’interrompit-il, ayant remarqué qu’Arkadi louchait du côté de la pile de cahiers de cent pouds qui se dressait sur la table; ce n’est rien, ce n’est que du papier… des balivernes! C’est une affaire réglée… Arkacha, j’ai été chez elle, aujourd’hui.» Mais je ne suis pas entré. J’avais le cœur gros, plein d’amertume! Je suis resté quelque temps debout devant la porte. Elle jouait du piano et j’ai écouté. Vois-tu, Arkadi, je n’ai pas osé entrer…, termina-t-il à voix basse.

– Qu’as-tu, Vassia? Tu me regardes d’un air si étrange…

– Ce n’est rien. Je ne me sens pas bien, mes jambes tremblent; c’est parce que j’ai veillé cette nuit. Oui, j’ai des étincelles vertes devant les yeux… C’est là que…

Il montra son cœur et perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, Arkadi voulut prendre des mesures énergiques. Il s’apprêtait à le mettre au lit de force. Mais Vassia protesta violemment. Il pleurait, se tordait les mains, voulait absolument terminer les deux pages. Afin de ne pas trop le contrarier, Arkadi lui permit de s’approcher de la table.

– Voilà, dit Vassia en s’asseyant à son bureau; voilà, j’ai une idée… Il y a de l’espoir.

Il sourit à Arkadi et son visage pâle parut s’éclairer effectivement d’une lueur d’espérance.

– Voilà ce que j’ai décidé, continua-t-il; après-demain, je ne lui apporterai qu’une partie; quant au reste, j’inventerai quelque chose, je dirai que les papiers ont brûlé, qu’ils ont été mouillés, que je les ai égarés… bref, que je n’ai pas pu terminer. Car je ne puis mentir… Je lui expliquerai tout moi-même… Sais-tu? Je lui raconterai tout, je dirai que voilà, je n’ai pas pu… Je lui parlerai de mon amour; lui-même s’est marié il n’y a pas longtemps. Il me comprendra! Cela va sans dire que je parlerai calmement, respectueusement; il verra mes larmes, il sera touché…

– Évidemment, vas-y, vois-le et explique-toi… Mais les larmes sont inutiles. Pourquoi pleurer? Je t’assure, Vassia, que tu me fais horriblement peur.

– Oui, oui, j’irai… Mais à présent, laisse-moi écrire, laisse-moi écrire, Arkacha. Je ne ferai de mal à personne. Seulement, laisse-moi écrire!

Arkadi se jeta sur son lit. Décidément, il n’avait plus confiance en Vassia. Vassia était capable de faire n’importe quoi… Demander pardon pourquoi, et comment? En réalité, il ne s’agissait pas de cela. Il s’agissait du fait que Vassia n’avait pas rempli ses obligations et qu’il se sentait coupable envers lui-même. Il se sentait ingrat envers le sort, déprimé et bouleversé par son propre bonheur, dont il se considérait indigne; enfin, il ne cherchait qu’un prétexte pour dévier de ce côté-ci; mais, en réalité, il n’était pas encore revenu de sa surprise d’hier. «C’est bien cela! se dit Arkadi Ivanovitch. Il faut le réconcilier avec lui-même. Il est en train de prononcer sa propre oraison funèbre.»