– Mais où vas-tu, Emelian Ilitch? Voyons, écoute, où vas-tu?

– Non, Astafi Ivanovitch, adieu; ne me retenez pas. Et de nouveau il se met à pleurer. Je m’en vais, Astafi Ivanovitch. Vous n’êtes plus comme autrefois.

– Comment, pas comme autrefois? C’est toi qui es devenu bête comme un enfant. Seul, tu périras, Emelian Ilitch.

– Non, Astafi Ivanovitch… Maintenant, quand vous sortez, vous fermez votre coffre. Et moi, je vois ça et je pleure… Non, laissez-moi partir; ça vaut mieux, Astafi Ivanovitch. Et pardonnez-moi si je vous ai offensé.

» Eh bien, Monsieur, il partit. J’attends un jour, un autre… et je pense: «Il rentrera ce soir.», Non, voilà le troisième jour… Personne… J’ai eu peur. L’angoisse me saisit. Je ne bois ni ne mange; je ne dors pas… J’étais complètement désarmé… Le quatrième jour, je suis allé le chercher. J’ai fait tous les débits; je demandais s’il ne s’était pas égaré! «Il est peut-être tombé ivre-mort quelque part, et gît maintenant comme une poutre pourrie.» Je suis retourné à la maison ni mort ni vif. Le lendemain, j’ai décidé aussi d’aller à sa recherche. Et je me maudissais d’avoir laissé cet imbécile partir de chez moi de sa propre volonté. Mais, presque à l’aube du cinquième jour (c’était fête). La porte grince… Que vois-je? Emelian… C’est lui qui rentre! Tout bleuâtre, les cheveux sales, comme s’il avait dormi dans la rue, maigre comme un clou.

» Il ôte son paletot, s’assoit sur mon coffre et me regarde. J’étais heureux, mais en même temps une sorte d’angoisse m’étreignait l’âme encore pire qu’auparavant. C’est-à-dire, Monsieur, que s’il m’était arrivé à moi quelque chose de pareil, j’aurais préféré crever comme un chien plutôt que de revenir. Emelian, lui, était revenu. Naturellement, c’est pénible de voir un homme dans une pareille situation. Je me suis mis à le consoler, à le dorloter.

– Eh bien! dis-je, Emelian, je suis content que tu sois revenu. Si tu avais encore tardé, aujourd’hui je serais retourné te chercher dans les débits. As-tu mangé?

– J’ai mangé, Astafi Ivanovitch.

– Est-ce bien vrai? Tiens, mon ami, il reste un peu de soupe d’hier. C’est du bouillon; et voilà du pain et de l’ail. Mange, ça n’est jamais de trop.

» Je l’ai servi, et alors je me suis aperçu qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours, si grand était son appétit. En un mot, c’était la faim qui l’avait forcé à revenir. Je me suis attendri. Je le regarde et pense: «J’irai au débit et lui rapporterai un peu de vin, et nous ferons la paix une bonne fois. Assez! Je n’ai plus de colère contre toi, Emelian.

» J’ai apporté du vin.

– Voilà, Emelian Ilitch, buvons un peu pour la fête… Veux-tu boire du vin? C’est sain.

» Il tendit la main avec avidité. Il tenait déjà le verre, mais soudain s’arrêta. Je regarde. Il prend le verre et le porte à sa bouche. Le verre tremblait dans sa main… Non. Il le replace aussitôt sur la table.

– Quoi, Emelian?

– Non… C’est-à-dire, Astafi Ivanovitch…

– Quoi! Tu ne veux pas boire…

– Mais… moi, Astafi Ivanovitch… Je ne boirai plus…

– Quoi! tu veux tout à fait cesser de boire, Emelian, ou c’est seulement pour aujourd’hui?

» Il se tut. Je regarde. Il appuie sa tête dans ses mains.

– Eh bien! serais-tu malade, Emelian?

– Oui… Je ne me sens pas bien.

» Je l’ai mis au lit. Je regarde. En effet, ça va mal: sa tête est brûlante, il a la fièvre. Je restai près de lui toute la journée. La nuit fut encore plus mauvaise. Je fis un mélange de kvass avec du beurre et de l’ail, et j’y ajoutai de petits morceaux de pain.

– Tiens! dis-je, mange un peu. Ça ira peut-être mieux.

» Il hocha la tête.

– Non, dit-il, aujourd’hui je ne mangerai pas.

» Je lui préparai du thé; ma vieille était très fatiguée. Ça ne va pas mieux. «Décidément, ça ne va pas», pensai-je.

» Le troisième jour, je suis allé chercher un médecin. J’avais un médecin, un certain Kostopravov, que je connaissais. Autrefois quand je travaillais chez les Bossomiaguine, j’avais fait sa connaissance. Il m’avait soigné. Le médecin vint, l’examina. «Oui», dit-il, «ça va mal. Ce n’était pas la peine de venir me chercher. Mais on peut tout de même lui donner une poudre…»

» Ma foi, je ne lui ai pas donné de poudre, et cependant on était déjà au cinquième jour.

» Il était couché là, devant moi, et touchait à sa fin. J’étais assis sur le rebord de la fenêtre, mon ouvrage à la main. La vieille allumait le poêle. Tous trois étions silencieux. Mon cœur se fendait en le regardant. C’était comme si j’enterrais mon propre fils. Je savais qu’il me regardait… Depuis le matin, je sentais qu’il voulait me dire quelque chose, mais n’osait pas… Enfin, moi aussi je le regarde. Je lis dans les yeux du malheureux une telle angoisse. Il ne me quitte pas des yeux. Mais quand il s’aperçut que je le regardai, il détourna son regard…

– Astafi Ivanovitch!

– Quoi, Emelian?

– Si, par exemple, on vendait mon pardessus… est-ce qu’on en donnerait beaucoup?

– Ma foi! je n’en sais rien, Emelian. On en donnerait peut-être trois roubles…

» Trois roubles! Et si on avait voulu le vendre, Monsieur, on n’en aurait rien donné; on aurait pensé qu’on se moquait de vouloir vendre une saleté pareille. Je lui disais cela seulement pour le consoler.

– Et moi, Astafi Ivanovitch, j’avais pensé qu’on en donnerait sûrement trois roubles. Il est en drap, Astafi Ivanovitch. Comment pouvez-vous douter qu’on en donnerait trois roubles…

– Je ne sais pas, Emelian Ilitch, dis-je. Mais si tu veux le vendre, dans ce cas, bien entendu, il faut demander au moins trois roubles…

» Après un court silence, Emelian m’appela de nouveau.

– Astafi Ivanovitch!

– Quoi, Emelian?

– Quand je serai mort, vendez mon pardessus. Ce n’est pas la peine de m’ensevelir avec. Je resterai sans… Le pardessus, c’est quelque chose qui a de la valeur… on peut en tirer du profit…

» Mon cœur, Monsieur, se serrait de telle façon que je ne saurais dire. Je vois venir l’angoisse d’avant la mort. De nouveau, nous nous sommes tus. Une heure se passa ainsi… Je le regardai. Il me regarda aussi. Et quand nos regards se rencontrèrent, de nouveau il baissa les yeux.

– Si tu voulais boire un peu d’eau, Emelian Ilitch?

– Oui, donnez-m’en, Astafi Ivanovitch. Que Dieu vous bénisse…

» Je lui donnai à boire. Il but.

– Je vous remercie, Astafi Ivanovitch, dit-il.