En 1863, ayant eu l’occasion de se distinguer, Nicolas Vsévolodovitch fut décoré et promu sous-officier; peu après on lui rendit même l’épaulette. Durant tout ce temps, Barbara Pétrovna expédia à la capitale peut-être cent lettres, pleines de supplications et d’humbles prières: le cas était trop exceptionnel pour qu’elle ne rabattît pas un peu de son orgueil. À peine réintégré dans son grade, le jeune homme s’empressa de donner sa démission, mais il ne revint pas à Skvorechniki, et cessa complètement d’écrire à sa mère. On apprit enfin, par voie indirecte, qu’il était encore à Pétersbourg, seulement il ne voyait plus du tout la société qu’il fréquentait autrefois; on aurait dit qu’il se cachait. À force de recherches, on découvrit qu’il vivait dans un monde étrange; il s’était acoquiné au rebut de la population pétersbourgeoise, à des employés faméliques, à d’anciens militaires toujours ivres et n’ayant d’autre ressource qu’une mendicité plus ou moins déguisée; il visitait les misérables familles de ces gens là, passait les jours et les nuits dans d’obscurs taudis, et ne prenait plus aucun soin de sa personne; apparemment cette existence lui plaisait. Sa mère ne recevait de lui aucune demande d’argent; il vivait sur le revenu du petit bien que son père lui avait laissé et que, disait-on, il avait affermé à un Allemand de la Saxe. Finalement, Barbara Pétrovna le supplia de revenir auprès d’elle, et le prince Harry fit son apparition dans notre ville. C’est alors que je le vis pour la première fois, auparavant je ne le connaissais que de réputation.
C’était un fort beau jeune homme de vingt-cinq ans, et j’avoue que son extérieur ne répondit nullement à mon attente. Je m’étais figuré Nicolas Vsévolodovitch comme une sorte de bohème débraillé, aux traits flétris par le vice et les excès alcooliques. Je trouvai au contraire en lui le gentleman le plus correct que j’eusse jamais rencontré; sa mise ne laissait absolument rien à désirer, et ses façons étaient celles d’un monsieur habitué à vivre dans le meilleur monde. Il n’y eut pas que moi de surpris, la ville entière partagea mon étonnement, car chacun chez nous connaissait déjà toute la biographie de M. Stavroguine. Son arrivée mit en révolution tous les cœurs féminins; il eut parmi nos dames des admiratrices et des ennemies, mais les unes et les autres raffolèrent de lui. Il plaisait à celles-ci parce qu’il y avait peut-être un affreux secret dans son existence, et à celles-là parce qu’il avait positivement tué quelqu’un. De plus, on le trouvait fort instruit; à la vérité, il n’était pas nécessaire de posséder un grand savoir pour exciter notre admiration, mais, outre cela, il jugeait avec un bon sens remarquable les diverses questions courantes. Je note ce point comme une particularité curieuse: presque dès le premier jour, tous chez nous s’accordèrent à reconnaître en lui un homme extrêmement sensé. Il était peu causeur, élégant sans recherche, et d’une modestie étonnante, ce qui ne l’empêchait pas d’être plus hardi et plus sûr de soi que personne. Nos fashionables lui portaient envie et s’effaçaient devant lui. Son visage me frappa aussi: il avait des cheveux très noirs, des yeux clairs d’une sérénité et d’un calme peu communs, un teint blanc et délicat, des dents semblables à des perles, et des lèvres qui rivalisaient avec le corail. Cette tête faisait l’effet d’un beau portrait, et cependant il y avait en elle un je ne sais quoi de repoussant. On disait qu’elle avait l’air d’un masque. D’une taille assez élevée, Nicolas Vsévolodovitch passait pour un homme exceptionnellement vigoureux. Barbara Pétrovna le considérait avec orgueil, mais à ce sentiment se mêlait toujours de l’inquiétude. Pendant un semestre, il vécut tranquillement chez nous; strict observateur des lois de l’étiquette provinciale, il allait dans le monde où il ne paraissait guère s’amuser; il avait ses grandes et ses petites entrées chez le gouverneur, qui était son parent du côté paternel. Mais, au bout de six mois, le fauve se révéla tout à coup.
Affable et hospitalier, notre cher Ivan Osipovitch était plutôt fait pour être maréchal de la noblesse au bon vieux temps, que gouverneur à une époque comme la nôtre. On avait coutume de dire que ce n’était pas lui qui gouvernait la province, mais Barbara Pétrovna. Mot plus méchant que juste, car, malgré la considération dont toute la société l’entourait, la générale avait depuis plusieurs années abdiqué toute action sur la marche des affaires publiques, et maintenant elle ne s’occupait plus que de ses intérêts privés. Deux ou trois ans lui suffirent pour faire rendre à son domaine à peu près ce qu’il rapportait avant l’émancipation des paysans. Le besoin d’amasser, de thésauriser, avait remplacé chez elle les aspirations poétiques de jadis. Elle éloigna même Stépan Trophimovitch de sa personne en lui permettant de louer un appartement dans une autre maison (depuis longtemps lui-même sollicitait cette permission sous divers prétextes).
Nous tous qui avions nos habitudes chez la générale, nous comprenions que son fils lui apparaissait maintenant comme une nouvelle espérance, comme un nouveau rêve. Sa passion pour lui datait de l’époque où le jeune homme avait obtenu ses premiers succès dans la société pétersbourgeoise, et elle était devenue plus ardente encore à partir du moment où il avait été cassé de son grade. Mais en même temps Barbara Pétrovna avait évidemment peur de Nicolas Vsévolodovitch, et, devant lui, son attitude était presque celle d’une esclave. Ce qu’elle craignait, elle-même n’aurait pu le préciser, c’était quelque chose d’indéterminé et de mystérieux. Souvent elle regardait Nicolas à la dérobée, comme si elle eût cherché sur son visage une réponse à des questions qui la tourmentaient… et tout à coup la bête féroce sortit ses griffes.
II
Brusquement, sans rime ni raison, notre prince fit à diverses personnes deux ou trois insolences inouïes. Cela ne ressemblait à rien, ne s’expliquait par aucun motif, et dépassait de beaucoup les gamineries ordinaires que peut se permettre un jeune écervelé. Un des doyens les plus considérés de notre club, Pierre Pavlovitch Gaganoff, homme âgé et ancien fonctionnaire, avait contracté l’innocente habitude de dire à tout propos d’un ton de colère: «Non, on ne me mène pas par le nez!» Un jour, au club, dans un groupe composé de gens qui n’étaient pas non plus les derniers venus, il lui arriva de répéter sa phrase favorite. Au même instant, Nicolas Vsévolodovitch qui se trouvait un peu à l’écart et à qui personne ne s’adressait, s’approcha du vieillard, le saisit par le nez, et, le tirant avec force, l’obligea à faire ainsi deux ou trois pas à sa suite. Il n’avait aucune raison d’en vouloir à M. Gaganoff. On aurait pu ne voir là qu’une simple espièglerie d’écolier, espièglerie impardonnable, il est vrai; cependant les témoins de cette scène racontèrent plus tard qu’au cours de l’opération la physionomie du jeune homme était rêveuse, «comme s’il avait perdu l’esprit». Mais ce fut longtemps après que cette circonstance revint à la mémoire, et donna à réfléchir. Sur le moment, on ne remarqua que l’attitude de Nicolas Vsévolodovitch dans l’instant qui suivit l’offense faite par lui à Pierre Pavlovitch: il comprenait très bien l’acte qu’il venait de commettre, et, loin d’en éprouver aucune confusion, il souriait avec une gaieté maligne, rien en lui n’indiquait le moindre repentir. L’incident provoqua un vacarme indescriptible. Un cercle, d’où partaient des exclamations indignées, s’était formé autour du coupable. Celui-ci, sans répondre à personne, se contentait d’observer tous ces visages dont les bouches s’ouvraient pour proférer des cris. À la fin, fronçant le sourcil, il s’avança d’un pas ferme vers Gaganoff: