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IV. La révolte

«Je dois t’avouer une chose, commença Ivan, je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut aimer; du moins ne peut-on l’aimer qu’à distance. J’ai lu quelque part, à propos d’un saint, «Jean le Miséricordieux» [86], qu’un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé qu’il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d’amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer; dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît.

– Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de l’homme est un obstacle à l’amour. Il y a pourtant beaucoup d’amour dans l’humanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience Ivan…

– Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre, beaucoup sont dans le même cas. Il s’agit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c’est inhérent à la nature humaine. À mon avis, l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c’est un autre, et pas moi. De plus, il est rare qu’un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si c’était une dignité!) Pourquoi cela, qu’en penses-tu? Peut-être parce que je sens mauvais, que j’ai l’air bête ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce monsieur! En outre, il y a diverses souffrances: celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien l’admettre, mais dès que ma souffrance s’élève, qu’il s’agit d’une idée, par exemple, il n’y croira que par exception car, peut-être, en m’examinant, il verra que je n’ai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l’aumône par l’intermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin: de près, c’est presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer… Assez là-dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de l’humanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. J’y perds, bien entendu. D’abord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, c’est que non seulement ils sont repoussants et indignes d’être aimés, mais qu’ils ont une compensation: ils ont mangé le fruit défendu, discerné le bien et le mal, et sont devenus «semblables à des dieux». Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants n’ont rien mangé et sont encore innocents. Tu aimes les enfants, Aliocha? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que d’eux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, c’est pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit; mais c’est le raisonnement d’un autre monde, incompréhensible au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi j’adore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme; c’est comme un autre être, avec une autre nature. J’ai connu un bandit, un bagnard; durant sa carrière, lorsqu’il s’introduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint l’ami d’un petit garçon qu’il voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha? J’ai mal à la tête et je me sens triste.

– Tu as l’air bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.

– À propos, continua Ivan comme s’il n’avait pas entendu son frère, un Bulgare m’a récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays: craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, violent les femmes et les enfants; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusqu’au matin, puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves; c’est faire injure à ces derniers. Les fauves n’atteignent jamais aux raffinements de l’homme. Le tigre déchire sa proie et la dévore; c’est tout. Il ne lui viendrait pas à l’idée de clouer les gens par les oreilles, même s’il pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en l’air pour les recevoir sur les baïonnettes, sous les yeux des mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui m’a frappé. Pense donc: un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour d’eux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée: caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire; puis l’un d’eux braque sur lui un revolver à bout portant. L’enfant tend ses menottes pour saisir le joujou; soudain, l’artiste presse la détente et lui casse la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.

– Frère, à quoi bon tout cela?

– Je pense que si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son image.

– Comme Dieu, alors?

– Tu sais fort bien «retourner les mots», comme dit Polonius dans Hamlet, reprit Ivan en riant. Tu m’as pris au mot, soit; mais il est beau, ton Dieu, si l’homme l’a fait à son image. Tu me demandais tout à l’heure: à quoi bon tout cela? Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et d’anecdotes; je les recueille dans les journaux, je note ce qu’on me raconte, cela forme déjà une jolie collection. Les Turcs y figurent, naturellement, avec d’autres étrangers, mais j’ai aussi des cas nationaux qui les surpassent. Chez les Russes, les verges et le fouet sont surtout en honneur; on ne cloue personne par les oreilles, parbleu, nous sommes des Européens, mais notre spécialité est de fouetter, et on ne saurait nous la ravir. À l’étranger, on dirait que cette pratique a disparu, par suite de l’adoucissement des mœurs, ou bien parce que les lois naturelles interdisent à l’homme de fouetter son semblable. En revanche, il existe là-bas comme ici une coutume à ce point nationale qu’elle serait presque impossible en Russie, bien qu’elle s’implante aussi chez nous, surtout à la suite du mouvement religieux dans la haute société. Je possède une charmante brochure traduite du français, où l’on raconte l’exécution à Genève, il y a cinq ans, d’un assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à l’âge de vingt-quatre ans. C’était un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui l’élevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre; à sept ans, on l’envoya paître le troupeau, au froid et à l’humidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens n’éprouvaient aucun remords à le traiter ainsi; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme d’un objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qu’alors, tel l’enfant prodigue de l’Évangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux qu’on engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsqu’il la dérobait à ces animaux: c’est ainsi qu’il passa son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On n’est pas sentimental dans cette ville! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres d’associations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua l’Évangile, et, à force de l’endoctriner et de le catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant qu’il était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné l’éclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce qu’il y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On l’embrasse, on l’étreint: «Tu es notre frère! Tu as été touché par la grâce!» Richard pleure d’attendrissement: «Oui. Dieu m’a illuminé! Dans mon enfance et ma jeunesse, j’enviais la pâtée des pourceaux; maintenant, la grâce m’a touché, je meurs dans le Seigneur! – Oui, Richard, tu as versé le sang et tu dois mourir. Tu n’es pas coupable d’avoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et qu’on te battait pour cela (d’ailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé le sang et tu dois mourir.» Enfin le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant: «Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu! – Oui, s’écrient pasteurs, juges et dames patronnesses, c’est le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu!» La troupe se dirige vers l’échafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. «Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur; sa grâce t’accompagne.» Et, couvert de baisers, le frère Richard monte à l’échafaud, on l’étend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. – C’est caractéristique. Ladite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple.

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[86] Dostoïevski a sans doute confondu le mot Ioann (Jean) avec le mot Ioulian (Julien), car il s’agit évidemment de la légende de saint Julien l’Hospitalier. Son attention avait sans doute été attirée sur ce sujet par le célèbre conte de Flaubert que Tourguéniev venait de traduire (1878).