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– Oui. Je me passerai de leur pain, je n’en ai nul besoin; s’il le faut, je me retirerai dans la forêt, je m’y nourrirai de mousserons ou de baies. Mais eux ne peuvent pas se passer de pain, ils sont donc liés au diable. Au jour d’aujourd’hui, les mécréants prétendent qu’il est inutile de tellement jeûner. C’est là un raisonnement arrogant et impie.

– Hélas oui! soupira le moine.

– As-tu vu les diables chez eux? demanda le Père Théraponte.

– Chez qui? s’informa timidement le moine.

– L’année dernière, je suis allé chez le Père Abbé à la Pentecôte, je n’y suis pas retourné depuis. J’ai vu alors un diable caché sur la poitrine d’un moine, sous le froc, seules les cornes apparaissaient; un second moine en avait un dans sa poche, qui épiait, les yeux vifs, parce que je lui faisais peur; un troisième donnait asile à un diablotin dans ses entrailles impures; enfin un autre en portait un, suspendu à son cou, accroché, sans le voir.

– Vous les avez vus? insista le moine d’Obdorsk.

– Oui, te dis-je, de mes yeux vus. En quittant le Père Abbé, j’aperçus un diable qui se cachait de moi derrière la porte, un gaillard long d’une aune ou davantage, la queue épaisse et fauve; le bout se prit dans la fente, je fermai violemment la porte et lui pinçai la queue. Mon diable de gémir, de se débattre, je fis sur lui trois fois le signe de la croix. Il creva sur place comme une araignée écrasée. Il a dû pourrir dans un coin; il empeste, mais eux, ils ne le voient ni ne le sentent. Voilà un an que je n’y vais plus. À toi seul, en tant qu’étranger, je révèle ces choses.

– Vos paroles sont terribles! Dites-moi, éminent et bienheureux Père, est-il vrai, comme on le prétend dans les terres les plus lointaines, que vous seriez en relation permanente avec le Saint-Esprit?

– Il descend parfois sur moi.

– Sous quelle forme?

– Sous la forme d’un oiseau.

– D’une colombe, sans doute?

– Ça c’est le Saint-Esprit; mais je parle de l’Esprit Saint, qui est différent. Il peut descendre sous la forme d’un autre oiseau: une hirondelle ou un chardonneret, parfois une mésange.

– Comment pouvez-vous le reconnaître?

– Il parle.

– Quelle langue parle-t-il?

– La langue des hommes.

– Et que vous dit-il?

– Aujourd’hui, il m’a annoncé la visite d’un imbécile qui me poserait des questions oiseuses. Tu es bien curieux, moine.

– Vos paroles sont redoutables, bienheureux et vénéré Père.»

Le moine hochait la tête, mais la méfiance apparaissait dans ses yeux craintifs.

«Vois-tu cet arbre? demanda, après une pause, le Père Théraponte.

– Je le vois, bienheureux Père.

– Pour toi, c’est un orme, mais pour moi, tout autre chose.

– Et quoi donc? s’enquit le moine anxieux.

– Tu vois ces deux branches? La nuit, parfois, ce sont les bras du Christ qui s’étendent vers moi, qui me cherchent; je les vois clairement et je frémis. Oh! c’est terrible!

– Pourquoi terrible, si c’est le Christ lui-même?

– Une nuit, il me saisira, m’enlèvera.

– Vivant?

– Tu ne sais donc rien de la gloire d’Élie? Il vous étreint et vous enlève…»

Après cette conversation, le moine d’Obdorsk regagna la cellule qu’on lui avait assignée; il était assez perplexe, mais son cœur l’inclinait davantage vers le Père Théraponte que vers le Père Zosime. Notre moine prisant par-dessus tout le jeûne, il n’était pas surpris qu’un aussi grand jeûneur que le Père Théraponte «vît des merveilles». Ses paroles semblaient absurdes, évidemment, mais Dieu savait ce qu’elles signifiaient, et souvent les innocents, pour l’amour du Christ, parlent et agissent d’une manière encore plus étrange. Il prenait plaisir à croire sincèrement au diable, et à sa queue pincée, non seulement dans le sens allégorique, mais littéral. De plus, dès avant son arrivée au monastère, il avait une grande prévention contre le starétisme, qu’il considérait avec beaucoup d’autres comme une innovation nuisible. Pendant la journée passée au monastère, il avait pu remarquer le secret murmure de certains groupes frivoles, opposés à cette institution. En outre, c’était une nature insinuante et subtile, qui témoignait pour toutes choses une grande curiosité. Aussi la nouvelle du nouveau «miracle» accompli par le starets Zosime le plongea-t-elle dans une profonde perplexité. Plus tard, Aliocha se rappela, parmi les religieux qui se pressaient autour du starets et de sa cellule, la fréquente apparition de cet hôte curieux qui se faufilait partout, prêtant l’oreille et interrogeant tout le monde. Il n’y fit guère attention sur le moment, car il avait autre chose en tête. Le starets, qui s’était recouché, éprouvant de la lassitude, se souvint de lui à son réveil et réclama sa présence. Aliocha accourut. Autour du mourant, il n’y avait alors que le Père Païsius, le Père Joseph et le novice Porphyre. Le vieillard, fixant Aliocha de ses yeux fatigués, lui demanda:

«Est-ce que les tiens t’attendent, mon fils?»

Aliocha se troubla.

«N’ont-ils pas besoin de toi? As-tu promis à quelqu’un d’aller le voir aujourd’hui?

– J’ai promis à mon père… à mes frères… à d’autres aussi…

– Tu vois! Vas-y tout de suite et ne t’afflige pas. Sache-le, je ne mourrai point sans avoir prononcé devant toi mes suprêmes paroles ici-bas. C’est à toi que je les léguerai, mon cher fils, car je sais que tu m’aimes. Et maintenant, va tenir ta promesse.»

Aliocha se soumit immédiatement, bien qu’il lui en coûtât de s’éloigner. Mais la promesse d’entendre les dernières paroles de son maître, tel un legs personnel, le transportait d’allégresse. Il se hâta, afin de pouvoir revenir plus vite, après avoir tout terminé. Quand ils eurent quitté la cellule, le Père Païsius lui adressa, sans aucun préambule, des paroles qui l’impressionnèrent profondément.

«Souviens-toi toujours, jeune homme, que la science du monde s’étant développée, en ce siècle principalement, elle a disséqué nos livres saints et, après une analyse impitoyable, n’en a rien laissé subsister. Mais en disséquant les parties, les savants ont perdu de vue l’ensemble, et leur aveuglement a de quoi étonner. L’ensemble se dresse devant leurs yeux, aussi inébranlable qu’auparavant, et l’enfer ne prévaudra pas contre lui. L’Évangile n’a-t-il pas dix-neuf siècles d’existence, ne vit-il pas encore maintenant dans les âmes des individus comme dans les mouvements des masses? Il subsiste même, toujours inébranlable, dans les âmes des athées destructeurs de toute croyance! Car ceux qui ont renié le christianisme et se révoltent contre lui, ceux-là mêmes sont demeurés au fond fidèles à l’image du Christ, car ni leur sagesse ni leur passion n’ont pu créer pour l’homme un modèle qui fût supérieur à celui indiqué autrefois par le Christ. Toute tentative en ce sens a honteusement avorté. Souviens-toi de cela, jeune homme, car ton starets mourant t’envoie dans le monde. Peut-être qu’en te rappelant ce grand jour tu n’oublieras point ces paroles, que je t’adresse pour ton bien, car tu es jeune, grandes sont les tentations du monde, et tu n’as sans doute pas la force de les supporter. Et maintenant va, pauvre orphelin.»