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«Je vous avais prévenue, lui dit l’aînée des tantes. Vous êtes trop vive… Peut-on risquer pareille démarche! Vous ne connaissez pas ces créatures, et on dit de celle-ci que c’est la pire de toutes… Vous n’en faites qu’à votre tête!

– C’est une tigresse! vociféra Catherine Ivanovna. Pourquoi m’avez-vous retenue, Alexéi Fiodorovitch, je l’aurais battue, battue.»

Elle était incapable de se contenir devant Alexéi, peut-être ne le voulait-elle pas.

«Elle mériterait d’être fouettée en public, de la main du bourreau.»

Alexéi se rapprocha de la porte.

«Oh! mon Dieu, s’écria Catherine Ivanovna en joignant les mains, mais lui! Il a pu être si déloyal, si inhumain! Car c’est lui qui a raconté à cette créature ce qui s’est passé en ce jour fatal et à jamais maudit! «Vous alliez trafiquer de vos charmes, ma belle!» Elle sait tout. Votre frère est un gredin, Alexéi Fiodorovitch!»

Aliocha voulut dire quelque chose, mais il ne trouva pas un mot; son cœur se serrait à lui faire mal.

«Allez-vous-en, Alexéi Fiodorovitch! J’ai honte, c’est affreux! Demain… Je vous en prie à genoux, venez demain. Ne me jugez pas, pardonnez-moi, je ne sais pas de quoi je suis capable!»

Aliocha sortit en chancelant. Il aurait voulu pleurer comme elle; soudain la femme de chambre le rattrapa.

«Mademoiselle a oublié de vous remettre cette lettre de Mme Khokhlakov; elle l’avait depuis le dîner.»

Aliocha prit la petite enveloppe rose et la glissa presque inconsciemment dans sa poche.

XI. Encore une réputation perdue

De la ville au monastère, il n’y avait guère plus d’une verste. Aliocha marchait rapidement sur la route, déserte à cette heure. Il faisait presque nuit et il était difficile, à trente pas, de distinguer les objets. À mi-chemin, au centre d’un carrefour, s’élevait une silhouette. À peine Aliocha était-il arrivé à cet endroit que la silhouette se détacha de l’arbre et se jeta sur lui en criant:

«La bourse ou la vie!

– Comment, c’est toi, Mitia! s’exclama Aliocha fortement ému.

– Ha, ha! tu ne t’y attendais pas? Je me demandais où t’attendre. Près de sa maison? Il y a trois chemins qui partent de là et je pouvais te manquer. J’ai eu l’idée enfin d’attendre ici, car tu devais nécessairement y passer, il n’y a pas d’autre route pour aller au monastère. Eh bien, dis-moi la vérité, écrase-moi comme un cafard… Qu’as-tu donc?

– Ce n’est rien, frère, c’est la peur. Ah! Dmitri! Tantôt, ce sang de notre père… (Aliocha se mit à pleurer, il en avait envie depuis longtemps, il lui semblait que quelque chose se déchirait en lui.) Tu l’as presque tué, tu l’as maudit… Et voilà que maintenant… Tu plaisantes…

– Ah oui! C’est indécent? Cela ne convient pas à la situation?

– Non, je disais ça…

– Attends, regarde cette nuit sombre, ces nuages, ce vent qui s’est levé. Caché sous le saule, je t’attendais et tout à coup je me suis dit (j’en prends Dieu à témoin): «À quoi bon souffrir encore, pourquoi attendre? Voilà un saule, j’ai mon mouchoir et ma chemise, la corde sera bientôt tressée, avec mes bretelles par-dessus le marché… Je m’en vais débarrasser la terre de ma présence!» Et soudain je t’entends marcher. Seigneur, ce fut comme si un rayon descendait sur moi! «Il y a pourtant un homme que j’aime; le voici, ce petit homme, mon cher petit frère que j’aime plus que tout au monde et que j’aime uniquement!» Si vive était mon affection, à cette minute, que je songeai à me jeter à ton cou! Mais il me vient une idée stupide: «pour le divertir, je vais lui faire peur» et j’ai crié comme un imbécile: «La bourse ou la vie!» Pardonne ma sottise; c’est absurde, mais au fond de l’âme, je suis convenable… Eh bien, parle, que s’est-il passé là-bas? Qu’a-t-elle dit? Écrase-moi, frappe-moi, ne me ménage pas! Elle est exaspérée?

– Non… ce n’est pas du tout cela, Mitia. Je les ai rencontrées toutes deux.

– Qui cela, toutes deux?

– Grouchegnka était chez Catherine Ivanovna.»

Dmitri demeura stupide.

«C’est impossible! s’écria-t-il. Tu divagues! Grouchegnka chez elle?»

En un récit dépourvu d’art, mais non de clarté, Aliocha exposa l’essentiel de ce qui s’était passé en y joignant ses propres impressions. Son frère l’écoutait en silence, le fixant d’un air impassible, mais Aliocha voyait clairement qu’il avait déjà tout compris, élucidé toute l’affaire. À mesure que le récit avançait, son visage se faisait presque menaçant. Il fronçait le sourcil, les dents serrées, le regard encore plus fixe, plus terrible dans son obstination… Le changement subit qui s’opéra sur ses traits courroucés n’en fut que plus inattendu; ses lèvres crispées se détendirent, et il éclata d’un rire franc, irrésistible, qui pendant un bon moment l’empêcha de parler.

«Ainsi, elle ne lui a pas baisé la main! Elle s’est sauvée sans lui baiser la main! s’écria-t-il dans un transport maladif, qu’on eût pu qualifier d’impudent s’il n’eût pas été si ingénu.

– Et l’autre l’a appelée tigresse? C’en est bien une! Elle devrait monter sur l’échafaud? Certainement, c’est mon opinion de longue date. Mais avant tout, frère, il faut recouvrer la santé. Elle est tout entière dans ce baisement de main, cette créature infernale, cette princesse, cette reine de toutes les furies! De quoi enthousiasmer à sa manière! Elle est partie chez elle? À l’instant je… j’y cours! Aliocha, ne m’accuse pas, je conviens que ce serait peu de l’étouffer…

– Et Catherine Ivanovna? dit tristement Aliocha.

– Celle-là aussi je la comprends, et mieux que jamais! C’est la découverte des quatre parties du monde, des cinq, veux-je dire! Oser pareille démarche! C’est bien la même Katineka, la pensionnaire qui n’a pas craint d’aller trouver un officier malappris, dans le noble dessein de sauver son père, au risque de subir le pire des affronts. Toujours la fierté, la soif du danger, le défi à la destinée, poussés jusqu’aux dernières limites! Sa tante, dis-tu, voulait l’en empêcher? C’est une femme despotique, la sœur de cette générale de Moscou; elle faisait beaucoup d’embarras, mais son mari a été convaincu de malversations, il a tout perdu, et sa fière épouse a dû baisser le ton. Ainsi, elle retenait Katia, mais celle-ci ne l’a pas écoutée. «Je puis tout vaincre, tout m’est soumis, j’ensorcellerai Grouchegnka si je veux!» Elle le croyait bien sûr et elle a forcé ses talents; à qui la faute? Tu penses que c’est à dessein qu’elle a baisé la première la main de Grouchegnka, par calcul et par ruse? Non, elle s’est éprise pour de bon de Grouchegnka, c’est-à-dire pas d’elle, mais de son rêve, de son désir, tout simplement parce que ce rêve, ce désir étaient les siens! Aliocha, comment as-tu échappé à de pareilles femmes? Tu t’es sauvé en retroussant ton froc, hein? Ha! Ha!

– Frère, tu n’as pas songé, je crois, à l’offense que tu as faite à Catherine Ivanovna en racontant à Grouchegnka sa visite chez toi; celle-ci lui a jeté à la face qu’» elle allait furtivement trafiquer de ses charmes». Y a-t-il une pire injure, frère?»