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La tombe, située tout près de l’église, dans l’enceinte, coûtait cher; Catherine Ivanovna avait payé. Après le rite d’usage, les fossoyeurs descendirent le cercueil. Sniéguiriov, ses fleurs à la main, se penchait tellement au-dessus de la fosse béante, que les enfants effrayés se cramponnèrent à son pardessus et le tirèrent en arrière. Mais il ne paraissait pas bien comprendre ce qui se passait. Lorsqu’on combla la fosse, il se mit à désigner, d’un air préoccupé, la terre qui s’amoncelait, et commença même à parler, mais personne n’y comprit rien; d’ailleurs, il se tut bientôt. On lui rappela alors qu’il fallait émietter le pain; il se trémoussa, le sortit de sa poche, l’éparpilla en petits morceaux sur la tombe: «Accourez, petits oiseaux, accourez, gentils moineaux!» murmurait-il avec sollicitude. Un des enfants lui fit remarquer que ses fleurs le gênaient et qu’il devait les confier à quelqu’un. Mais il refusa, parut même craindre qu’on les lui ôtât, et après s’être assuré d’un regard que tout était accompli et le pain émietté, il s’en alla chez lui d’un pas d’abord tranquille, puis de plus en plus rapide. Les enfants et Aliocha le suivaient de près.

«Des fleurs pour maman, des fleurs pour maman! On a offensé maman!» s’exclama-t-il soudain.

Quelqu’un lui cria de mettre son chapeau, qu’il faisait froid. Comme irrité par ces paroles, il le jeta sur la neige en disant:

«Je ne veux pas de chapeau, je n’en veux pas!»

Le jeune Smourov le releva et s’en chargea. Tous les enfants pleuraient, surtout Kolia et le garçon qui avait découvert Troie. Malgré ses larmes, Smourov trouva moyen de ramasser un fragment de brique qui rougissait sur la neige, pour viser au vol une bande de moineaux. Il les manqua naturellement et continua de courir, tout en pleurant. À mi-chemin, Sniéguiriov s’arrêta soudain, comme frappé de quelque chose, puis, se retournant du côté de l’église, prit sa course vers la tombe délaissée. Mais les enfants le rattrapèrent en un clin d’œil, se cramponnant à lui de tous côtés. À bout de forces, comme terrassé, il roula sur la neige, se débattit en sanglotant, se mit à crier: «Ilioucha, mon cher petit!» Aliocha et Kolia le relevèrent, le supplièrent de se montrer raisonnable.

«Capitaine, en voilà assez; un homme courageux doit tout supporter, balbutia Kolia.

– Vous abîmez les fleurs, dit Aliocha; la «maman» les attend, elle pleure parce que vous lui avez refusé les fleurs d’Ilioucha. Le lit d’Ilioucha est encore là.

– Oui, oui, allons voir maman, dit soudain Sniéguiriov; on va emporter le lit!» ajouta-t-il comme s’il craignait vraiment qu’on l’emportât.

Il se releva et courut à la maison, mais on n’en était pas loin et tout le monde arriva en même temps. Sniéguiriov ouvrit vivement la porte, cria à sa femme, envers laquelle il s’était montré si dur:

«Chère maman, voici des fleurs qu’Ilioucha t’envoie; tu as mal aux pieds!»

Il lui tendit ses fleurs, gelées et abîmées quand il s’était roulé dans la neige. À ce moment, il aperçut dans un coin, devant le lit, les souliers d’Ilioucha que la logeuse venait de ranger, de vieux souliers devenus roux, racornis, rapiécés. En les voyant, il leva les bras, s’élança, se jeta à genoux, saisit un des souliers, qu’il couvrit de baisers en criant:

«Ilioucha, mon cher petit, où sont tes pieds?

– Où l’as-tu emporté? Où l’as-tu emporté?» s’écria la folle d’une voix déchirante.

Nina aussi se mit à sangloter. Kolia sortit vivement, suivi par les enfants. Aliocha en fit autant:

«Laissons-les pleurer, dit-il à Kolia; impossible de les consoler. Nous reviendrons dans un moment.

– Oui, il n’y a rien à faire, c’est affreux, approuva Kolia. Savez-vous, Karamazov, dit-il en baissant la voix pour n’être pas entendu: j’ai beaucoup de chagrin, et pour le ressusciter je donnerais tout au monde!

– Moi aussi, dit Aliocha.

– Qu’en pensez-vous, Karamazov, faut-il venir ce soir? Il va s’enivrer.

– C’est bien possible. Nous ne viendrons que tous les deux, ça suffit, passer une heure avec eux, avec la maman et Nina. Si nous venions tous à la fois, cela leur rappellerait tout, conseilla Aliocha.

– La logeuse est en train de mettre le couvert, est-ce pour la commémoration [208]? le pope viendra; faut-il y retourner maintenant, Karamazov?

– Certainement.

– Comme c’est étrange, Karamazov; une telle douleur et des crêpes; comme tout est bizarre dans notre religion!

– Il y aura du saumon, dit tout à coup le garçon qui avait découvert Troie.

– Je vous prie sérieusement, Kartachov, de ne plus nous importuner avec vos bêtises, surtout lorsqu’on ne vous parle pas et qu’on désire même ignorer votre existence», fit Kolia avec irritation.

Le jeune garçon rougit, mais n’osa rien répondre. Cependant tous suivaient lentement le sentier et Smourov s’écria soudain:

«Voilà la pierre d’Ilioucha, sous laquelle on voulait l’enterrer.»

Tous s’arrêtèrent en silence à côté de la pierre. Aliocha regardait, et la scène que lui avait naguère racontée Sniéguiriov, comment Ilioucha, en pleurant et en étreignant son père, s’écriait: «Papa, papa, comme il t’a humilié!», cette scène lui revint tout d’un coup à la mémoire. Il fut saisi d’émotion. Il regarda d’un air sérieux tous ces gentils visages d’écoliers, et leur dit:

«Mes amis, je voudrais vous dire un mot, ici même.»

Les enfants l’entourèrent et fixèrent sur lui des regards d’attente.

«Mes amis, nous allons nous séparer. Je resterai encore quelque temps avec mes deux frères, dont l’un va être déporté et l’autre se meurt. Mais je quitterai bientôt la ville, peut-être pour très longtemps. Nous allons donc nous séparer. Convenons ici, devant la pierre d’Ilioucha, de ne jamais l’oublier et de nous souvenir les uns des autres. Et, quoi qu’il nous arrive plus tard dans la vie, quand même nous resterions vingt ans sans nous voir, nous nous rappellerons comment nous avons enterré le pauvre enfant, auquel on jetait des pierres près de la passerelle et qui fut ensuite aimé de tous. C’était un gentil garçon, bon et brave, qui avait le sentiment de l’honneur et se révolta courageusement contre l’affront subi par son père. Aussi nous souviendrons-nous de lui toute notre vie. Et même si nous nous adonnons à des affaires de la plus haute importance et que nous soyons parvenus aux honneurs ou tombés dans l’infortune, même alors n’oublions jamais combien il nous fut doux, ici, de communier une fois dans un bon sentiment, qui nous a rendus, tandis que nous aimions le pauvre enfant, meilleurs peut-être que nous ne sommes en réalité. Mes colombes, laissez-moi vous appeler ainsi, car vous ressemblez tous à ces charmants oiseaux – tandis que je regarde vos gentils visages, mes chers enfants, peut-être ne comprendrez-vous pas ce que je vais vous dire, car je ne suis pas toujours clair, mais vous vous le rappellerez et, plus tard, vous me donnerez raison. Sachez qu’il n’y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie qu’un bon souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre éducation; or un souvenir saint, conservé depuis l’enfance, est peut-être la meilleure des éducations: si l’on fait provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement. Et même si nous ne gardons au cœur qu’un bon souvenir, cela peut servir un jour à nous sauver. Peut-être deviendrons-nous même méchants par la suite, incapables de nous abstenir d’une mauvaise action; nous rirons des larmes de nos semblables, de ceux qui disent, comme Kolia tout à l’heure: «Je veux souffrir pour tous»; peut-être les raillerons-nous méchamment. Mais si méchants que nous devenions, ce dont Dieu nous préserve, lorsque nous nous rappellerons comment nous avons enterré Ilioucha, comment nous l’avons aimé dans ses derniers jours, et les propos tenus amicalement autour de cette pierre, le plus dur et le plus moqueur d’entre nous n’osera railler, dans son for intérieur, les bons sentiments qu’il éprouve maintenant! Bien plus, peut-être que précisément ce souvenir seul l’empêchera de mal agir; il fera un retour sur lui-même et dira: «Oui, j’étais alors bon, hardi, honnête.» Qu’il rie même à part lui, peu importe, on se moque souvent de ce qui est bien et beau; c’est seulement par étourderie; mais je vous assure qu’aussitôt après avoir ri, il se dira dans son cœur: «J’ai eu tort, car on ne doit pas rire de ces choses!»

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[208] La coutume de «commémorer les morts» dans un repas funèbre est, en Russie, une survivance des premiers temps du christianisme – agapes funéraires.