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Le désaccord entre les deux experts parut particulièrement comique après la conclusion inattendue du Dr Varvinski, qui leur succéda. D’après lui, l’accusé, maintenant comme alors, était tout à fait normal, si avant son arrestation il avait fait preuve d’une surexcitation extraordinaire, elle pouvait provenir des causes les plus évidentes: jalousie, colère, ivresse continuelle, etc. En tout cas cette nervosité n’avait rien à voir avec «l’obsession» dont on venait de parler. Quant à savoir où devait regarder l’accusé en entrant dans la salle, «à mon humble avis, il devait regarder droit devant lui, comme il l’avait fait en réalité, les yeux fixés sur les juges dont dépendait désormais son sort, de sorte que par là même il avait démontré son état parfaitement normal», conclut le jeune médecin avec quelque animation.

«Bravo, guérisseur! cria Mitia, c’est bien ça!»

On le fit taire, mais cette opinion eut une influence décisive sur le tribunal et le public, car tout le monde la partagea, comme on le vit par la suite.

Le Dr Herzenstube, entendu comme témoin, servit inopinément les intérêts de Mitia. En qualité de vieil habitant, connaissant depuis longtemps la famille Karamazov, il fournit d’abord quelques renseignements dont «l’accusation» fit son profit mais ajouta:

«Cependant, le pauvre jeune homme méritait un meilleur sort, car il avait bon cœur dans son enfance et par la suite, je le sais. Un proverbe russe dit: «Si l’on a de l’esprit, c’est bien, mais si un homme d’esprit vient vous voir, c’est encore mieux, car cela fait deux esprits au lieu d’un…»

– On pense mieux à deux que tout seul, souffla avec impatience le procureur, qui savait que le vieillard, entiché de sa lourde faconde germanique, parlait toujours avec une lente prolixité, se souciant peu de faire attendre les gens.

– Eh oui! c’est ce que je dis, reprit-il avec ténacité: deux esprits valent mieux qu’un. Mais il est resté seul et a laissé le sien… Où l’a-t-il laissé? Voilà un mot que j’ai oublié, poursuivit-il en agitant la main devant ses yeux, ah oui! spazieren.

– Se promener?

– Eh oui! c’est ce que je dis. Son esprit a donc vagabondé et s’est perdu. Et pourtant, c’était un jeune homme reconnaissant et sensible; je me le rappelle bien tout petit, abandonné chez son père, dans l’arrière-cour, quand il courait nu-pieds, avec un seul bouton à sa culotte.»

La voix de l’honnête vieillard se teinta d’émotion. Fétioukovitch tressaillit comme s’il pressentait quelque chose.

«Oui, j’étais moi-même encore jeune alors… J’avais quarante-cinq ans et je venais d’arriver ici. J’eus pitié de l’enfant et me dis: «Pourquoi ne pas lui acheter une livre… de quoi?» j’ai oublié comment ça s’appelle… une livre de ce que les enfants aiment beaucoup, comment est-ce donc?… et le docteur agita de nouveau les mains – ça croît sur un arbre, ça se récolte.

– Des pommes?

– Oh non! ça se vend à la livre, et les pommes à la douzaine… Il y en a beaucoup, c’est tout petit, on les met dans la bouche et crac!…

– Des noisettes?

– Eh oui! des noisettes, c’est ce que je dis, confirma le docteur imperturbable, comme s’il n’avait pas cherché le mot, et j’apportai à l’enfant une livre de noisettes; jamais il n’en avait reçu, je levai le doigt en disant: «Mon garçon! Gott der Vater.» Il se mit à rire et répéta: Gott der Vater. - Gott der Sohn. Il rit de nouveau et gazouilla: Gott der Sohn. – Gott der heilige Geist [191]».

Le surlendemain, comme je passais, il me cria de lui-même: «Monsieur, Gott der Vater, Gott der Sohn». Il avait oublié Gott der heilige Geist, mais je le lui rappelai et il me fit de nouveau pitié. On l’emmena et je ne le vis plus. Vingt-trois ans après, je me trouvais un matin dans mon cabinet, la tête déjà blanche, quand un jeune homme florissant que j’étais incapable de reconnaître entra soudain, leva le doigt et dit en riant: «Gott der Vater, Gott der Sohn und Gott der heilige Geist! Je viens d’arriver et je tiens à vous remercier pour la livre de noisettes, car personne à part vous ne m’en a jamais acheté.» Je me rappelai alors mon heureuse jeunesse et le pauvre enfant nu-pieds; je fus retourné et lui dis: «Tu es un jeune homme reconnaissant, puisque tu n’as pas oublié cette livre de noisettes que je t’ai apportée dans ton enfance.» Je le serrai dans mes bras et je le bénis en pleurant. Il riait… car le Russe rit souvent quand il faudrait pleurer. Mais il pleurait aussi, je l’ai vu. Et maintenant, hélas!…

– Et maintenant, je pleure, Allemand, et maintenant je pleure, homme de Dieu!» cria tout à coup Mitia.

Quoi qu’il en soit, cette historiette produisit une impression favorable. Mais le principal effet en faveur de Mitia fut produit par la déposition de Catherine Ivanovna, dont je vais parler. En général, quand ce fut le tour des témoins à décharge [192], le sort parut sourire à Mitia, inopinément pour la défense elle-même. Mais avant Catherine Ivanovna, on interrogea Aliocha, qui se rappela soudain un fait paraissant réfuter positivement un des points les plus graves de l’accusation.

IV. La chance sourit à Mitia

Cela se passa à l’improviste. Aliocha, qui n’avait pas prêté serment, fut dès le début l’objet d’une vive sympathie, tant d’un côté que de l’autre. On voyait que sa bonne renommée le précédait. Il se montra modeste et réservé, mais son affection pour son malheureux frère perçait dans sa déposition. Il le caractérisa comme un être sans doute violent et entraîné par ses passions, mais noble, fier, généreux, capable de se sacrifier si on le lui demandait. Il reconnut d’ailleurs que, vers la fin, la passion de Mitia pour Grouchegnka et sa rivalité avec son père l’avaient mis dans une position intolérable. Mais il repoussa avec indignation l’hypothèse que son frère avait pu tuer pour voler, tout en convenant que ces trois mille roubles étaient devenus une obsession dans l’esprit de Mitia, qui les considérait comme une partie de son héritage frauduleusement détournée par son père et ne pouvait en parler sans se mettre en fureur. Quant à la rivalité des deux «personnes», comme disait le procureur, il s’exprima évasivement et refusa même de répondre à une ou deux questions.

«Votre frère vous a-t-il dit qu’il avait l’intention de tuer son père? demanda le procureur. Vous pouvez ne pas répondre si cela vous convient.

– Directement, il ne me l’a pas dit.

– Indirectement, alors?

– Il m’a parlé une fois de sa haine pour son père. Il craignait… d’être capable de le tuer dans un moment d’exaspération.

– Et vous l’avez cru?

– Je n’ose l’affirmer. J’ai toujours pensé qu’un sentiment élevé le sauverait au moment fatal, comme c’est arrivé en effet, car ce n’est pas lui qui a tué mon père», dit Aliocha d’une voix forte qui résonna.

Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au son de la trompette.

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[191] En allemand: Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit.

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[192] En français dans le texte.