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– Tu es bête, horriblement bête! Fais des mensonges plus spirituels, ou je ne t’écoute plus. Tu veux me vaincre par le réalisme de tes procédés, me persuader de ton existence. Je n’y crois pas!

– Mais je ne mens pas, tout cela est vrai. Malheureusement, la vérité n’est presque jamais spirituelle. Je vois que tu attends de moi quelque chose de grand, de beau peut-être. C’est regrettable, car je ne donne que ce que je peux…

– Ne fais donc pas le philosophe, espèce d’âne!

– Comment puis-je philosopher, quand j’ai tout le côté droit paralysé, qui me fait geindre. J’ai consulté la Faculté; ils savent diagnostiquer à merveille, vous expliquent la maladie, mais sont incapables de guérir. Il y avait là un étudiant enthousiaste: «Si vous mourez, m’a-t-il dit, vous connaîtrez exactement la nature de votre mal!» Ils ont la manie de vous adresser à des spécialistes: «Nous nous bornons à diagnostiquer, allez voir un tel, il vous guérira.» On ne trouve plus du tout de médecins à l’ancienne mode qui traitaient toutes les maladies; maintenant il n’y a plus que des spécialistes, qui font de la publicité. Pour une maladie du nez, on vous envoie à Paris, chez un grand spécialiste. Il vous examine le nez.» Je ne puis, dit-il, guérir que la narine droite, car je ne traite pas les narines gauches, ce n’est pas ma spécialité. Allez à Vienne, il y a un spécialiste pour les narines gauches.» Que faire? J’ai recouru aux remèdes de bonnes femmes; un médecin allemand me conseilla de me frotter après le bain avec du miel et du sel: j’allai aux bains pour le plaisir et me barbouillai en pure perte. En désespoir de cause, j’ai écrit au comte Mattei, à Milan; il m’a envoyé un livre et des globules. Que Dieu lui pardonne! Imagine-toi que l’extrait de malt de Hoff m’a guéri. Je l’avais acheté par hasard, j’en ai pris un flacon et demi, et tout à disparu radicalement. J’étais résolu à publier une attestation, la reconnaissance parlait en moi, mais ce fut une autre histoire: aucun journal ne voulut l’insérer!» C’est trop réactionnaire, me dit-on, personne n’y croira, le diable n’existe point [182]. Publiez cela anonymement.» Mais qu’est-ce qu’une attestation anonyme? J’ai plaisanté avec les employés: «C’est en Dieu, disais-je, qu’il est réactionnaire de croire à notre époque; mais moi je suis le diable. – Bien sûr, tout le monde y croit, pourtant c’est impossible, cela pourrait nuire à notre programme. À moins que vous ne donniez à la chose un tour humoristique?» Mais alors, pensai-je, ce ne sera pas spirituel. Et mon attestation ne parut point. Cela m’est arrivé sur le cœur. Les sentiments les meilleurs, tels que la reconnaissance, me sont formellement interdits par ma position sociale.

– Tu retombes dans la philosophie? dit Ivan, les dents serrées.

– Que Dieu m’en préserve! Mais on ne peut s’empêcher de se plaindre parfois. Je suis calomnié. Tu me traites à tout moment d’imbécile. On voit bien que tu es un jeune homme. Mon ami, il n’y a pas que l’esprit. J’ai reçu de la nature un cœur bon et gai, «j’ai aussi composé des vaudevilles» [183]. Tu me prends, je crois, pour un vieux Khlestakov, mais ma destinée est bien plus sérieuse. Par une sorte de décret inexplicable, j’ai pour mission de «nier»; pourtant je suis foncièrement bon et inapte à la négation. «Non, il faut que tu nies! Sans négation, pas de critique, et que deviendraient les revues, sans la critique? Il ne resterait plus qu’un hosanna. Mais pour la vie cela ne suffit pas, il faut que cet hosanna passe par le creuset du doute, etc.» D’ailleurs, je ne me mêle pas de tout ça, ce n’est pas moi qui ai inventé la critique, je n’en suis pas responsable. J’ai servi de bouc émissaire, on m’a obligé à faire de la critique, et la vie commença. Mais moi, qui comprends le sel de la comédie, j’aspire au néant.» Non, il faut que tu vives, me réplique-t-on, car sans toi rien n’existerait. Si tout était raisonnable sur la terre, il ne s’y passerait rien. Sans toi, pas d’événements; or, il faut des événements.» Je remplis donc ma mission, bien à contrecœur, pour susciter des événements, et je réalise l’irrationnel, par ordre. Les gens prennent cette comédie au sérieux, malgré tout leur esprit. C’est pour eux une tragédie. Ils souffrent, évidemment… En revanche, il vivent, d’une vie réelle et non imaginaire, car la souffrance, c’est la vie. Sans la souffrance, quel plaisir offrirait-elle? Tout ressemblerait à un Te Deum interminable; c’est saint, mais bien ennuyeux. Et moi? Je souffre, et pourtant je ne vis pas. Je suis l’x d’une équation inconnue. Je suis le spectre de la vie, qui a perdu la notion des choses et oublie jusqu’à son nom. Tu ris… non, tu ne ris pas, tu te fâches encore, comme toujours. Il te faudrait toujours de l’esprit; or, je te le répète, je donnerais toute cette vie sidérale, tous les grades, tous les honneurs, pour m’incarner dans l’âme d’une marchande obèse et faire brûler des cierges à l’église.

– Toi non plus, tu ne crois pas en Dieu, dit Ivan avec un sourire haineux.

– Comment dire, si tu parles sérieusement…

– Dieu existe-t-il oui ou non? insista Ivan avec colère.

– Ah! c’est donc sérieux? Mon cher, Dieu m’est témoin que je n’en sais rien, je ne puis mieux dire.

– Non, tu n’existes pas, tu es moi-même et rien de plus! Tu n’es qu’une chimère!

– Si tu veux, j’ai la même philosophie que toi, c’est vrai. Je pense, donc je suis [184], voilà ce qui est sûr; quand au reste, quant à tous ces mondes, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé. Ont-ils une existence propre, ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi, qui existe temporellement et personnellement?… Je m’arrête, car j’ai l’impression que tu vas me battre.

– Tu ferais mieux de me raconter une anecdote!

– En voici une, précisément dans le cadre de notre sujet, c’est-à-dire plutôt une légende qu’une anecdote. Tu me reproches mon incrédulité. Mais, mon cher, il n’y a pas que moi comme ça; chez nous, tous sont maintenant troublés à cause de vos sciences. Tant qu’il y avait les atomes, les cinq sens, les quatre éléments, cela allait encore. Les atomes étaient déjà connus dans l’antiquité. Mais vous avez découvert «la molécule chimique», «le protoplasme», et le diable sait encore quoi! En apprenant cela, les nôtres ont baissé la queue. Ce fut le gâchis; la superstition, les cancans sévirent, nous en avons autant que vous, même un peu plus, enfin la délation; il y a aussi, chez nous, une section où l’on reçoit certains «renseignements [185]». Eh bien, cette légende de notre Moyen Âge, du nôtre, non pas du vôtre, ne trouve aucune créance, sauf auprès des grosses marchandes, les nôtres, pas les vôtres. Tout ce qui existe chez vous existe aussi chez nous; je te révèle ce mystère par amitié, bien que ce soit défendu. Cette légende parle donc du paradis. Il y avait sur la terre un certain philosophe qui niait tout, les lois, la conscience, la foi; surtout la vie future. Il mourut en pensant entrer dans les ténèbres du néant, et le voilà en présence de la vie future. Il s’étonne, il s’indigne: «Cela, dit-il, est contraire à mes convictions.» Et il fut condamné pour cela… Excuse-moi, je te rapporte cette légende comme on me l’a contée… Donc, il fut condamné à parcourir dans les ténèbres un quatrillion de kilomètres (car nous comptons aussi en kilomètres, maintenant), et quand il aura achevé son quatrillion, les portes du paradis s’ouvriront devant lui et tout lui sera pardonné…

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[182] En français dans le texte.

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[183] Paroles de Klestakov, dans le Réviseur de Gogol, III, 6 -1836.

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[184] En français dans le texte.

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[185] Allusion à la fameuse «Troisième Section» – police secrète.