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– Elle m’a tout raconté. Tu lui as fait beaucoup de peine aujourd’hui.

– Je sais. Quel maudit caractère que le mien! Je lui ai fait une scène de jalousie. J’avais du regret quand elle est partie, je l’ai embrassée. Je ne lui ai pas demandé pardon.

– Pourquoi?»

Mitia se mit à rire gaiement.

«Que Dieu te préserve, mon cher, de jamais demander pardon à la femme que tu aimes! Surtout à la femme que tu aimes, et quels que soient tes torts envers elle! Car la femme, frère, qui diable sait ce que c’est? Moi, en tout cas, je les connais, les femmes! Essaie donc de reconnaître tes torts: «C’est ma faute, pardon, excuse-moi», tu essuieras une grêle de reproches! Jamais un pardon franc, simple; elle commencera par t’humilier, t’avilir, elle te reprochera des torts imaginaires, et alors seulement te pardonnera. La meilleure d’entre elles ne te fera pas grâce des plus petites choses. Telle est la férocité de toutes les femmes sans exception, de ces anges sans lesquels nous ne pourrions vivre! Vois-tu, mon bien cher, je le dis franchement: tout homme convenable doit être sous la pantoufle d’une femme. C’est ma conviction, ou plutôt mon sentiment. L’homme doit être généreux; cela ne rabaisse pas, même un héros, même César. Mais ne demande jamais pardon, à aucun prix. Rappelle-toi cette maxime, elle vient de ton frère Mitia que les femmes ont perdu. Non, je réparerai mes torts envers Grouchegnka sans lui demander pardon. Je la vénère, Alexéi, mais elle ne le remarque pas; je ne l’aime jamais assez à son idée. Elle me fait souffrir avec cet amour. Auparavant, je souffrais de ses détours perfides, maintenant nous ne faisons plus qu’une âme et par elle je suis devenu un homme. Resterons-nous ensemble? Sinon, je mourrai de jalousie… J’en rêve déjà chaque jour… Que t’a-t-elle dit de moi?»

Aliocha lui répéta les propos de Grouchegnka. Mitia écouta attentivement et demeura satisfait.

«Alors, elle n’est pas fâchée que je sois jaloux. Voilà bien la femme!» J’ai moi-même le cœur dur.» J’aime ces natures-là, bien que je ne supporte pas la jalousie! Nous en viendrons aux mains, mais je l’aimerai toujours. Est-ce que les forçats peuvent se marier? Je ne puis vivre sans elle…»

Mitia marcha dans la chambre, les sourcils froncés. On n’y voyait presque plus. Tout à coup, il parut soucieux.

«Alors, elle dit qu’il y a un secret? Une conspiration à trois contre elle, avec «Katka»? Eh bien, non, ce n’est pas cela. Grouchegnka s’est trompée comme une sotte. Aliocha, chéri, tant pis… Je vais te dévoiler notre secret.»

Mitia regarda de tous côtés, s’approcha d’Aliocha, se mit à lui parler à voix basse, bien qu’en réalité personne ne pût les entendre; le vieux gardien sommeillait sur un banc, les soldats de service étaient trop éloignés.

«Je vais te révéler notre secret, dit-il à la hâte. Je l’aurais fait ensuite, car puis-je prendre une décision sans toi? Tu es tout pour moi. Ivan nous est supérieur, mais tu vaux mieux que lui. Toi seul décideras. Peut-être même es-tu supérieur à Ivan. Vois-tu, c’est un cas de conscience, une affaire si importante que je ne puis la résoudre moi-même, sans ton conseil. Toutefois, c’est encore trop tôt pour se prononcer, il faut attendre le jugement; tu décideras ensuite de mon sort. Maintenant, contente-toi de m’écouter, mais ne dis rien. Je t’exposerai seulement l’idée, en laissant de côté les détails. Mais pas de questions, ne bouge pas, c’est entendu? Et tes yeux que j’oubliais! J’y lirai ta décision, même si tu ne parles pas. Oh! j’ai peur! Écoute, Aliocha: Ivan me propose de m’enfuir. Je passe sur les détails; tout est prévu, tout peut s’arranger. Tais-toi. En Amérique, avec Groucha, car je ne puis vivre sans elle… Et si on ne la laisse pas me suivre? Est-ce que les forçats peuvent se marier? Ivan dit que non. Que ferais-je sans Groucha, sous terre, avec mon marteau? Il ne servirait qu’à me fracasser la tête! Mais, d’un autre côté, la conscience? Je me dérobe à la souffrance, je me détourne de la voie de purification qui s’offrait à moi. Ivan dit qu’en Amérique, avec de «la bonne volonté», on peut se rendre plus utile que dans les mines. Mais que devient alors notre hymne souterrain? L’Amérique, c’est encore de la vanité! Et il y a aussi, je pense, bien de la malhonnêteté à fuir en Amérique. J’échappe à l’expiation! Voilà pourquoi je te dis, Aliocha, que toi seul peux comprendre cela; pour les autres, tout ce que je t’ai dit de l’hymne, ce sont des bêtises, du délire. On me traitera de fou ou d’imbécile. Or, je ne suis ni l’un ni l’autre. Ivan aussi comprend l’hymne, pour sûr, mais il se tait; il n’y croit pas. Ne parle pas, ne parle pas; je vois à ton regard que tu as déjà décidé. Épargne-moi, je ne puis vivre sans Groucha; attends jusqu’au jugement.»

Mitia acheva d’un air égaré. Il tenait Aliocha par les épaules, le fixait de son regard avide, enflammé.

«Les forçats peuvent-ils se marier?» répéta-t-il pour la troisième fois d’une voix suppliante.

Aliocha, très ému, écoutait avec une profonde surprise.

«Dis-moi, demanda-t-il, est-ce qu’Ivan insiste beaucoup? Qui a eu le premier cette idée?

– C’est lui, il insiste! Je ne le voyais pas, il est venu tout à coup, il y a huit jours, et a commencé par là. Il ne propose pas, il ordonne. Il ne doute pas de mon obéissance, bien que je lui aie ouvert mon cœur comme à toi et parlé de l’hymne. Il m’a exposé son plan, j’y reviendrai. Il le veut ardemment. Et surtout, il m’offre de l’argent: dix mille roubles pour fuir, vingt mille en Amérique; il prétend qu’on peut très bien organiser la fuite avec dix mille roubles.

– Et il t’a recommandé de ne pas m’en parler?

– À personne, et surtout pas à toi. Il a peur que tu ne sois comme ma conscience vivante. Ne lui dis pas que je t’ai mis au courant, je t’en prie!

– Tu as raison, il est impossible de décider avant la sentence. Après le jugement, tu verras toi-même; il y aura en toi une homme nouveau qui décidera.

– Un homme nouveau, ou un Bernard, qui décidera en Bernard! Il me semble que je suis, moi aussi, un vil Bernard, dit Mitia avec un sourire amer.

– Est-il possible, frère, que tu n’espères pas te justifier demain?»

Mitia haussa les épaules, secoua la tête négativement.

«Aliocha, dit-il soudain, il est temps que tu partes. Je viens d’entendre l’inspecteur dans la cour, il va venir ici, nous sommes en retard, c’est du désordre. Embrasse-moi vite, fais sur moi le signe de la croix pour le calvaire de demain…»

Ils s’étreignirent et s’embrassèrent.

«Ivan lui-même, qui me propose de fuir, croit que j’ai tué.»

Un triste sourire se dessina sur ses lèvres.

«Le lui as-tu demandé?

– Non. Je voulais le lui demander, mais je n’en ai pas eu la force. D’ailleurs, je l’ai compris à son regard. Alors adieu!»

Ils s’embrassèrent encore. Aliocha allait sortir quand Mitia le rappela.

«Tiens-toi devant moi, comme ça.»