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– Assez, monsieur. Je vais une fois pour toutes me débarrasser de vous. Je vous défends de faire aucune excuse à la baronne; ce serait de votre part une nouvelle offense. Le baron a appris que vous étiez de ma maison, et nous nous sommes expliqués ensemble. Un peu plus, il me demandait satisfaction. Comprenez-vous à quoi vous m’exposiez, monsieur? Je lui ai donné ma parole qu’aujourd’hui même vous auriez cessé de m’appartenir.

– Permettez, général. Est-ce bien lui qui exige que vous… vous défassiez de moi, puisque je suis de votre maison, comme vous daignez l’avouer?

– Non, mais je me suis cru en devoir de lui fournir cette réparation, et il s’en est contenté. Nous nous séparons, monsieur. Je vous devais encore quarante-trois florins, les voici; adieu. À partir d’aujourd’hui, nous sommes l’un pour l’autre des étrangers. Excepté des ennuis, je n’ai rien eu de vous. Je vais avertir le majordome que dorénavant je ne répondrai plus de vos dépenses à l’hôtel. J’ai l’honneur d’être votre serviteur.

Je pris l’argent, je saluai le général et lui dis très sérieusement:

– Général, la chose ne peut se terminer ainsi. Je regrette beaucoup de vous avoir causé des désagréments, mais veuillez observer que vous avez eu tort de répondre de moi devant le baron. Que signifie l’expression: «Cet homme est de ma maison?» Je suis précepteur chez vous; je ne suis ni votre fils ni votre pupille; vous n’avez pas à répondre de mes actions. J’ai vingt-cinq ans; je suis licencié et noble; je vous suis étranger; je constitue moi-même une individualité juridiquement responsable. Il faut tout le cas que je fais de vos innombrables qualités pour que je renonce à vous demander, à vous-même et tout de suite, une réparation pour l’audace que vous avez eue de répondre pour moi.

Le général était tellement abasourdi qu’il ouvrit la bouche, fit effort pour parler, étendit les mains, puis tout à coup se tourna vers le Français et lui expliqua que je parlais de le provoquer en duel. Le Français se mit à ricaner.

– Mais quant au baron, continuai-je sans me laisser déconcerter par l’attitude de M. de Grillet, je n’ai pas du tout l’intention de laisser passer les choses ainsi. Et puisque vous vous êtes mêlé de cette affaire, général, en consentant à écouter les plaintes du baron, j’ai l’honneur de vous annoncer que, pas plus tard que demain matin, j’irai demander au baron, en mon nom, pourquoi, ayant affaire à moi, il s’est adressé à une autre personne, comme si je n’étais pas digne de lui répondre.

Ce que je pressentais arriva. Ce nouveau projet mit le comble à l’effroi du général.

– Comment! vous avez l’intention de continuer cette maudite affaire! N’ayez pas cette audace, monsieur, ou bien je vous jure… Il y a des autorités ici, et moi… moi… en un mot, mon rang… et celui du baron… enfin, on vous ar-rê-te-ra, on vous expulsera par voie de police, comprenez-vous?

– Général; répondis-je toujours calme, on ne peut pas m’arrêter sans motif. Vous ne savez pas encore dans quels termes je parlerai au baron; vous vous inquiétez inutilement.

– Pardieu! pardieu! Alexis Ivanovitch, renoncez à cette intention ridicule! dit le général, devenu tout à coup suppliant, – il avait même pris mes mains dans les siennes, – qu’en sortira-t-il? des désagréments! Convenez vous-même que je suis forcé de me tenir ici d’une certaine façon, surtout maintenant que… enfin, surtout maintenant! Oh! vous ne connaissez pas, vous ne pouvez connaître ma position!… Quand nous partirons d’ici, je suis tout disposé à vous reprendre chez moi, mais pour l’instant… Eh bien! en un mot, vous comprenez la chose!… s’écria-t-il en faisant un geste de désespoir, Alexis Ivanovitch, vous comprenez la chose!…

Je me retirai en priant le général de ne pas s’inquiéter, en l’assurant que tout se passerait très bien.

À l’étranger, les Russes sont quelquefois lâches; ils craignent trop le qu’en-dira-t-on. Ils s’inquiètent beaucoup de savoir si une chose est convenable ou non. Ils ont l’âme dans un corset, surtout ceux qui prétendent à une situation en vue. Mais le général m’a laissé entendre que sa situation personnelle est particulièrement difficile. C’est précisément à cause de cette situation particulièrement difficile qu’il était devenu tout à coup si lâche et avait changé de ton avec moi. Mais le lendemain ce sot pouvait changer encore et s’adresser aux autorités; il fallait donc me tenir sur mes gardes. Je n’avais d’ailleurs aucun intérêt à irriter le général. Mais je voulais me venger de Paulina et l’amener à me prier elle-même de m’arrêter, car mes imprudences pouvaient finir par la compromettre… De plus, je ne voulais pas, devant elle, reculer et passer pour une poule mouillée. Ce n’était pas au baron à se servir de sa canne avec moi. Je tenais à me moquer d’eux tous et à me tirer en homme de cette affaire.

VII

Ce matin j’ai appelé le garçon et demandé que désormais on fît un compte à part pour moi. J’ai conservé ma chambre, qui n’était pas trop chère. D’ailleurs, je possède six cents florins, et… qui sait?… peut-être une fortune. Chose étrange! je n’ai encore rien gagné, et je ne puis m’empêcher d’avoir des pensées de millionnaire.

Je me proposais, malgré l’heure matinale, d’aller chez M. Astley, à l’hôtel d’Angleterre, quand de Grillet entra chez moi. C’était la première fois qu’il me faisait tant d’honneur. Pendant ces derniers temps, nous avions eu des rapports un peu tendus. Il me méprisait et je le détestais. J’avais des motifs particuliers pour le détester. Sa visite m’étonna donc beaucoup.

Il me salua très poliment, me fit des compliments banals sur mon installation, et, me voyant le chapeau à la main, me demanda si j’allais me promener. Je lui répondis que je me rendais chez M. Astley pour affaires. Aussitôt son visage devint soucieux.

De Grillet est, comme tous les Français, gai, aimable quand il le faut ou quand cela rapporte, et terriblement ennuyeux quand la gaieté et l’amabilité ne sont pas nécessaires. Le Français est très rarement aimable par tempérament; il ne l’est presque jamais que par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, sa fantaisie est ridicule et affectée; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cette insupportable gaieté.

– Je viens pour affaires, commença-t-il d’un ton dégagé, je suis l’envoyé ou, si vous préférez, l’intermédiaire du général. Il m’a expliqué la chose en détail, et je vous avoue…

– Écoutez, monsieur de Grillet, interrompis-je, je vous agrée comme intermédiaire: je ne suis qu’un outchitel, je ne suis pas l’ami de la maison, et l’on ne me fait pas de confidences. Mais, dites-moi, êtes-vous de la famille? Car enfin, vous prenez intérêt à tout et à tous, vous êtes mêlé à tout, et tout de suite c’est vous qu’on choisit pour l’intermédiaire!…

Ma question lui déplut.