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Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant: «Tu as perdu, mon vieux, je suis plus fort que toi!»

M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une comédie! Quel était le but de cette autobiographie?

Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière, tandis que celle de l’agent de la Sûreté, demeuré debout, restait dans l’ombre.

– Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’ai rarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’on veut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’ai vaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.

Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristement résigné des hommes qui ont pris leur parti.

– C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la Sûreté, la terreur des voleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve… et je la crois.

C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, de ces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, et auxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpreté terrible. On aime; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour en connaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on se juge. On se dit: non, c’est impossible, elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours au fond du cœur; plus forte que la raison, que la volonté, que l’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit: Qui sait? Peut-être! On attend quoi? un miracle? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.

M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eut empêché de poursuivre.

Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit la lampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.

Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M. Gendron.

En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent de la Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.

Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d’un songe, et tirant sa montre:

– Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.

– Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.

– Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.

– Lequel? interrogea le père Plantat.

– Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense à trouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d’un mince volume, caché dans sa propre maison?

– Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.

– C’est qu’il me faudrait une certitude, dit Lecoq.

Le père Plantat réfléchit un instant.»

– Eh bien! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en la possession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.

– Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant au Valfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreux désordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que ce désordre était simplement un effet de l’art. Je me trompais. Un examen plus attentif m’en a convaincu. L’assassin, c’est vrai, a tout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les traces involontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patiente perquisition.

Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage au hasard; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’on pouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs qui n’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce de la folie? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroit pouvant receler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du meuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevant des empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse en ces endroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché les fauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait les sièges.

La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée, fit d’abord hésiter mes soupçons.

Je me disais: les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avait été caché, donc ils n’étaient pas de la maison.

– Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorer la cachette des valeurs, ainsi Guespin…

– Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autre côté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait être qu’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.

– Et maintenant?

– À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on a pu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de croire que le coupable est l’homme dont on cherche actuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.

Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné, mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ils l’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicible effroi.