Et les amis d'Antipas, les principaux de la Galilée, reprirent, en hochant la tête:
«Les démons, évidemment.»
Jacob, debout entre leur table et celle des prêtres, se taisait d'une manière hautaine et douce.
Ils le sommaient de parler: «Justifie son pouvoir!»
Il courba les épaules, et à voix basse, lentement, comme effrayé de lui-même: «Vous ne savez donc pas que c'est le Messie?»
Tous les prêtres se regardèrent; et Vitellius demanda l'explication du mot. Son interprète fut une minute avant de répondre.
Ils appelaient ainsi un libérateur qui leur apporterait la jouissance de tous les biens et la domination de tous les peuples. Quelques-uns même soutenaient qu'il fallait compter sur deux. Le premier serait vaincu par Gog et Magog, des démons du Nord; mais l'autre exterminerait le Prince du Mal; et, depuis des siècles, ils l'attendaient à chaque minute.
Les prêtres s'étant concertés, Éléazar prit la parole.
D'abord le Messie serait enfant de David, et non d'un charpentier; il confirmerait la Loi. Ce Nazaréen l'attaquait; et, argument plus fort, il devait être précédé par la venue d'Élie.
Jacob répliqua:
«Mais il est venu, Élie!
– Élie! Élie!» répéta la foule, jusqu'à l'autre bout de la salle.
Tous, par l'imagination, apercevaient un vieillard sous un vol de corbeaux la foudre allumant un autel des pontifes idolâtres jetés aux torrents et les femmes, dans les tribunes, songeaient à la veuve de Sarepta. Jacob s'épuisait à redire qu'il le connaissait! Il l'avait vu! et le peuple aussi!
«Son nom?»
Alors, il cria de toutes ses forces:
«Iaokanann!»
Antipas se renversa comme frappé en pleine poitrine. Les Sadducéens avaient bondi sur Jacob. Éléazar pérorait, pour se faire écouter.
Quand le silence fut établi, il drapa son manteau, et comme un juge posa des questions.
«Puisque le prophète est mort…»
Des murmures l'interrompirent. On croyait Élie disparu seulement.
Il s'emporta contre la foule, et, continuant son enquête:
«Tu penses qu'il est ressuscité?
– Pourquoi pas?» dit Jacob.
Les Sadducéens haussèrent les épaules; Jonathas, écarquillant ses petits yeux, s'efforçait de rire comme un bouffon. Rien de plus sot que la prétention du corps à la vie éternelle; et il déclama, pour le Proconsul, ce vers d'un poète contemporain:
Nec crescit, nec post mortem durare videtur.
Mais Aulus était penché au bord du triclinium, le front en sueur, le visage vert, les poings sur l'estomac.
Les Sadducéens feignirent un grand émoi le lendemain, la sacrificature leur fut rendue; Antipas étalait du désespoir; Vitellius demeurait impassible. Ses angoisses étaient pourtant violentes; avec son fils il perdait sa fortune.
Aulus n'avait pas fini de se faire vomir qu'il voulut remanger.
«Qu'on me donne de la râpure de marbre, du schiste de Naxos, de l'eau de mer, n'importe quoi! Si je prenais un bain?»
Il croqua de la neige, puis, ayant balancé entre une terrine de Commagène et des merles roses, se décida pour des courges au miel. L'Asiatique le contemplait, cette faculté d'engloutissement dénotant un être prodigieux et d'une race supérieure.
On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre; et les prêtres discutaient sur la résurrection. Ammonius, élève de Philon le Platonicien, les jugeait stupides, et le disait à des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s'étaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu'il avait ressenti sous le baptême de Mithra, et Jacob l'engageait à suivre Jésus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les cratères, des cratères dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait, les cœurs s'épanchaient. Iaçim, bien que Juif, ne cachait plus son adoration des planètes. Un marchand d'Aphaka ébahissait des nomades, en détaillant les merveilles du temple d'Hiérapolis; et ils demandaient combien coûterait le pèlerinage. D'autres tenaient à leur religion natale. Un Germain presque aveugle chantait un hymne célébrant ce promontoire de la Scandinavie, où les dieux apparaissent avec les rayons de leurs figures; et des gens de Sichem ne mangèrent pas de tourterelles, par déférence pour la colombe Azima.
Plusieurs causaient debout, au milieu de la salle; et la vapeur des haleines avec les fumées des candélabres faisaient un brouillard dans l'air. Phanuel passa le long des murs. Il venait encore d'étudier le firmament, mais n'avançait pas jusqu'au Tétrarque, redoutant les taches d'huile qui, pour les Esséniens, étaient une grande souillure.
Des coups retentirent contre la porte du château.
On savait maintenant que Iaokanann s'y trouvait détenu. Des hommes avec des torches grimpaient le sentier. Une masse noire fourmillait dans le ravin et ils hurlaient de temps à autre:
«Iaokanann! Iaokanann!
– Il dérange tout!» dit Jonathas.
«On n'aura plus d'argent, s'il continue!» ajoutèrent les Pharisiens.
Et des récriminations partaient:
«Protège-nous!
– Qu'on en finisse!
– Tu abandonnes la religion!
– Impie comme les Hérode!
– Moins que vous! répliqua Antipas. C'est mon père qui a édifié votre temple!»
Alors les Pharisiens, les fils des proscrits, les partisans des Matathias accusèrent le Tétrarque des crimes de sa famille.
Ils avaient des crânes pointus, la barbe hérissée, des mains faibles et méchantes, ou la face camuse, de gros yeux ronds, l'air de bouledogues. Une douzaine, scribes et valets des prêtres, nourris par le rebut des holocaustes, s'élancèrent jusqu'au bas de l'estrade; et avec des couteaux ils menaçaient Antipas, qui les haranguait, pendant que les Sadducéens le défendaient mollement. Il aperçut Mannaëi, et lui fit signe de s'en aller, Vitellius indiquant par sa contenance que ces choses ne le regardaient pas.
Les Pharisiens, restés sur leur triclinium, se mirent dans une fureur démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leur avait servi le ragoût chéri de Mécène, de l'âne sauvage, une viande immonde.
Aulus les railla à propos de la tête d'âne, qu'ils honoraient, disait-on, et débita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C'était sans doute parce que cette grosse bête avait tué leur Bacchus; et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait découvert dans le Temple une vigne d'or.