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Grillo sourit et lui donna l’assurance de son respect et de son obéissance. Clélia lui sut un gré infini de ce qu’il n’ajoutait aucune parole; il était évident qu’il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.

A peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal dont elle était convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua tout ce qu’elle venait de faire.

– Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle: j’espère avoir le courage un de ces jours de quitter mon père, et de m’enfuir dans quelque couvent lointain; voilà l’obligation que je vous aurai; alors j’espère que vous ne résisterez plus aux plans qui peuvent vous être proposés pour vous tirer d’ici; tant que vous y êtes, j’ai des moments affreux et déraisonnables; de la vie je n’ai contribué au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée que j’aurais au sujet d’un parfait inconnu me mettrait au désespoir, jugez de ce que j’éprouve quand je viens à me figurer qu’un ami, dont la déraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu’enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment même aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-même que vous vivez.

«C’est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens de m’abaisser jusqu’à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu’il vînt me dénoncer à mon père, à l’instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami cruel? c’est moi qui vous sollicite de trahir mon père! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau.

Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la volonté de Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette étrange communication ne fut point pour lui la certitude d’être aimé. Il appela Grillo auquel il paya généreusement les complaisances passées, et quant à l’avenir, il lui dit que pour chaque jour qu’il lui permettrait de faire usage de l’ouverture pratiquée dans l’abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.

– Je vais vous parler le cœur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre à manger votre dîner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d’éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrétion, un geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc. Au lieu d’un chien j’en aurai plusieurs, et vous-même vous leur ferez goûter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu’aux bouteilles dont j’aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre à jamais, il suffit qu’elle fasse confidence de ces détails même à Mlle Clélia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, après-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention à son père, dont la plus douce joie serait d’avoir de quoi faire pendre un geôlier. Après Barbone, c’est peut-être l’être le plus méchant de la forteresse, et c’est là ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette idée d’avoir trois ou quatre petits chiens.

Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les questions de Fabrice; il s’était bien promis toutefois d’être prudent, et de ne point trahir Mlle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le point d’épouser le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche des Etats de Parme, n’en faisait pas moins l’amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec l’aimable monsignore del Dongo. Il répondait aux dernières questions de celui-ci sur la sérénade, lorsqu’il eut l’étourderie d’ajouter:

– On pense qu’il l’épousera bientôt.

On peut juger de l’effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne répondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu’il était malade. Le lendemain matin, dès les dix heures, Clélia ayant paru à la volière, il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu’elle aimait le marquis Crescenzi, et qu’elle était sur le point de l’épouser.

– C’est que rien de tout cela n’est vrai, répondit Clélia avec impatience.

Il est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita de l’occasion pour renouveler la demande d’une entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l’accorda presque aussitôt, tout en lui faisant observer qu’elle se déshonorait à jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnée de sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s’arrêta au milieu, à côté de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournèrent à trente pas auprès de la porte. Clélia, toute tremblante, avait préparé un beau discours: son but était de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond intérêt qu’elle met à savoir la vérité ne lui permet point de garder de vains ménagements, en même temps que l’extrême dévouement qu’elle sent pour ce qu’elle aime lui ôte la crainte d’offenser. Fabrice fut d’abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis près de huit mois il n’avait vu d’aussi près que des geôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Clélia ne répondait qu’avec des ménagements prudents; Clélia elle-même comprit qu’elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.

– Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même? Jusqu’au 3 août de l’année passée, je n’avais éprouvé que de l’éloignement pour les hommes qui avaient cherché à me plaire. J’avais un mépris sans bornes et probablement exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce qui était heureux à cette cour me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un prisonnier qui le 3 août fut amené dans cette citadelle. J’éprouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grâces d’une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de poignard pour mon cœur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublèrent; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande liberté d’esprit, lorsque mon père prononça le mot fatal de “couvent”; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m’intéressait. Le chef-d’œuvre de mes précautions avait été que jusqu’à ce moment il ne se doutât en aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m’étais bien promis de ne jamais trahir ni mon père ni mon secret; mais cette femme d’une activité admirable, d’un esprit supérieur, d’une volonté terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des moyens d’évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu’il se refusait à quitter la citadelle pour ne pas s’éloigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j’aurais dû à l’instant me réfugier au couvent et quitter la forteresse: cette démarche m’offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachée à un homme léger: je sais quelle a été sa conduite à Naples; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura changé de caractère? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour à la seule femme qu’il pût voir, elle a été une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu’avec de certaines difficultés, cet amusement a pris la fausse apparence d’une passion. Ce prisonnier s’étant fait un nom dans le monde par son courage, il s’imagine prouver que son amour est mieux qu’un simple goût passager, en s’exposant à d’assez grands périls pour continuer à voir la personne qu’il croit aimer. Mais dès qu’il sera dans une grande ville, entouré de nouveau des séductions de la société, il sera de nouveau ce qu’il a toujours été, un homme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.