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– Grand Dieu! s’écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de ne pas lui dire que je l’aimais!

Il en était au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l’avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c’est que jamais il ne s’était figuré que son âme fût de quelque chose dans l’amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son âme tout entière appartenait à la duchesse. La duchesse d’A… et la Marietta lui faisaient l’effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l’innocence, tandis que l’image sublime de Clélia Conti, en s’emparant de toute son âme, allait jusqu’à lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l’éternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu’il était en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout à coup, par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie singulière et délicieuse qu’il trouvait auprès d’elle; toutefois, elle avait déjà rempli de félicité les deux premiers mois de sa prison. C’était le temps où, deux fois la semaine, le général Fabio Conti disait au prince:

– Je puis donner ma parole d’honneur à Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle à âme qui vive, et passe sa vie dans l’accablement du plus profond désespoir, ou à dormir.

Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants: si Fabrice ne l’eût pas tant aimée, il eût bien vu qu’il était aimé; mais il avait des doutes mortels à cet égard. Clélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l’instrument pût rendre compte de sa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses fenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et même dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journée entière; c’était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il était trop difficile de ne pas comprendre l’aveu: elle était inexorable sur ce point.

Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occupée; elle était employée tout entière à chercher la solution de ce problème si important: «M’aime-t-elle?» Le résultat de milliers d’observations sans cesse renouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute, était ceci: «Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu’elle prend de l’amitié pour moi.»

Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c’est pour éloigner ce péril qu’elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La misère des ressources employées par le pauvre prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caractères qu’il traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la précieuse découverte dans son poêle; il aurait formé les mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût doublé les moyens de conversation en ce qu’elle eût permis de dire des choses précises. Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d’environ vingt-cinq pieds; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus la tête des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d’être aimé; s’il eût eu quelque expérience de l’amour, il ne lui fût pas resté de doutes: mais jamais femme n’avait occupé son cœur; il n’avait, du reste, aucun soupçon d’un secret qui l’eût mis au désespoir s’il l’eût connu; il était grandement question du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche de la cour.

CHAPITRE XIX

L’ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu’à la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca, et qui semblaient annoncer sa chute, l’avait porté à faire des scènes violentes à sa fille; il lui répétait sans cesse, et avec colère, qu’elle cassait le cou à sa fortune si elle ne se déterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps de prendre un parti; cet état d’isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin, etc.

C’était d’abord pour se soustraire à ces accès d’humeur de tous les instants que Clélia s’était réfugiée dans la volière; on n’y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.

Depuis quelques semaines, l’âme de Clélia était tellement agitée, elle savait si peu elle-même ce qu’elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à son père, elle s’était presque laissé engager. Dans un de ses accès de colère, le général s’était écrié qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignât faire un choix.

– Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élève à plus de cent mille écus par an. Tout le monde à la cour s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux; jamais il n’a donné de sujet de plainte à personne; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu’il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j’étais mis à la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l’on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d’un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d’être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l’épousez dans deux mois!…

Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c’était la menace d’être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu’à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu’elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Etre séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie! c’était à ses yeux le plus grand des maux, c’en était du moins le plus immédiat.

Ce n’est pas que, même en n’étant pas éloignée de Fabrice, son cœur trouvât la perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée. L’extrême réserve qu’elle s’imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l’avait confiné, de peur de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d’arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d’être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l’affreux malheur d’avoir une rivale dans le cœur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s’exposer au danger de lui donner l’occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce cœur. Mais quel charme cependant de l’entendre faire l’aveu de ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!