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On remarqua ce soir-là plus d’animation que de coutume dans la figure de Clélia; or, l’animation, l’air de prendre part à ce qui l’environnait, étaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à celle de la duchesse, c’était surtout cet air de n’être émue par rien, cette façon d’être comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d’un avis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop svelte que l’on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu reprocher à cette tête des traits un peu marqués, par exemple, les lèvres remplies de la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.

L’admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les grâces naïves et l’empreinte céleste de l’âme la plus noble, c’est que, bien que de la plus rare et de la plus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon aux têtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beauté connue de l’idéal, et sa tête vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse était sémillante, pétillante d’esprit et de malice, s’attachant avec passion, si l’on peut parler ainsi, à tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son âme, autant Clélia se montrait calme et lente à s’émouvoir, soit par mépris de ce qui l’entourait, soit par regret de quelque chimère absente. Longtemps on avait cru qu’elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son père, ce n’était que par obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.

«Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l’âme vulgaire du général, le ciel m’ayant donné pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d’en tirer quelque parti pour l’avancement de ma fortune! Ma vie est trop isolée, je n’ai qu’elle au monde, et il me faut de toute nécessité une famille qui m’étaie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, où mon mérite et surtout mon aptitude au ministère soient posés comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l’humeur dès qu’un jeune homme bien établi à la cour entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il éconduit, son caractère devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu’à ce qu’un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s’est présenté et a déplu: l’homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succédé, elle prétend qu’il ferait son malheur.

«Décidément, disait d’autres fois le général, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu’en de rares occasions ils sont susceptibles d’une expression plus profonde; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu’on la lui voit? Jamais dans un salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien à la promenade, seule avec moi, où elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l’expression assez hautaine et peu encourageante de l’obéissance passive.»

Le général n’épargnait aucune démarche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.

Les courtisans, qui n’ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à tout: ils avaient remarqué que c’était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait prendre sur elle de s’élancer hors de ses chères rêveries et de feindre de l’intérêt pour quelque chose que la duchesse aimait à s’arrêter auprès d’elle et cherchait à la faire parler. Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet très doux, sur des joues d’un coloris fin, mais en général un peu trop pâle. La forme seule du front eût pu annoncer à un observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C’était l’absence et non pas l’impossibilité de l’intérêt pour quelque chose. Depuis que son père était gouverneur de la citadelle, Clélia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si élevé. Le nombre effroyable de marches qu’il fallait monter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé sur l’esplanade de la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par cette raison matérielle, jouissait de la liberté du couvent; c’était presque là tout l’idéal de bonheur que, dans un temps, elle avait songé à demander à la vie religieuse. Elle était saisie d’une sorte d’horreur à la seule pensée de mettre sa chère solitude et ses pensées intimes à la disposition d’un jeune homme, que le titre de mari autoriserait à troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle n’atteignait pas au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop douloureuses.

Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra Clélia à la soirée du ministre de l’Intérieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle autour d’elles: ce soir-là, la beauté de Clélia l’emportait sur celle de la duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singulière et si profonde qu’ils en étaient presque indiscrets: il y avait de la pitié, il y avait aussi de l’indignation et de la colère dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de la duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de douleur allant jusqu’à l’horreur. «Quels vont être les cris et les gémissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu’elle va savoir que son amant, ce jeune homme d’un si grand cœur et d’une physionomie si noble, vient d’être jeté en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent à mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l’Italie! O âmes vénales et basses! Et je suis fille d’un geôlier! et je n’ai point démenti ce noble caractère en ne daignant pas répondre à Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il de moi à cette heure, seul dans sa chambre et en tête-à-tête avec sa petite lampe?» Révoltée par cette idée, Clélia jetait des regards d’horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l’Intérieur.

«Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais elles ne se sont parlé d’un air si animé et en même temps si intime.» La duchesse, toujours attentive à conjurer les haines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé à quelque grand mariage en faveur de la Clélia? Cette conjecture était appuyée sur une circonstance qui jusque-là ne s’était jamais présentée à l’observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et même, si l’on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était étonnée, et, l’on peut dire à sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu’elle découvrait dans la jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti à la vue d’une rivale. «Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Clélia n’a été aussi belle, et l’on peut dire aussi touchante: son cœur aurait-il parlé?… Mais en ce cas-là, certes, c’est de l’amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle… Mais l’amour malheureux se tait! S’agirait-il de ramener un inconstant par un succès dans le monde?» Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d’expression singulière, c’était toujours de la fatuité plus ou moins contente. «Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piquée de ne pas deviner. Où est le comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me trompe point, Clélia me regarde avec attention et comme si j’étais pour elle l’objet d’un intérêt tout nouveau. Est-ce l’effet de quelque ordre donné par son père, ce vil courtisan? Je croyais cette âme noble et jeune incapable de se ravaler à des intérêts d’argent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque demande décisive à faire au comte?»