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Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n’être contente que dans l’inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde l’adore, la Fausta a ces défauts et bien d’autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l’entendre, tu t’oublies toi-même, et l’amour fait de toi, en un moment, ce que Circé fit jadis des compagnons d’Ulysse.

Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et de la haute insolence du jeune comte M***, au point de n’être pas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqué de l’air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu’environné de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revêtus de sa livrée, et qu’il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l’angélique douceur de cette voix: il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente. «Serait-ce enfin là de l’amour?» se dit-il. Fort curieux d’éprouver ce sentiment, et d’ailleurs amusé par l’action de braver ce comte M***, dont la mine était plus terrible que celle d’aucun tambour-major, notre héros se livra à l’enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M*** avait loué pour la Fausta.

Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M***, jaloux de toute la terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s’emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots:

M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via Larga, n 79.

Le comte M***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.

Fabrice en écrivait d’autres à la Fausta; M*** mit des espions autour de ce rival, qui peut-être ne déplaisait pas; d’abord il apprit son véritable nom, et ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer à Parme. Peu de jours après, le comte M***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme.

Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathétiques; Fabrice l’envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-même, l’admira; d’ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie maîtresse qu’il avait à Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. «Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n’aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n’expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante que j’allais à la recherche de l’amour, cette belle chose que je n’ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je ne la vois pas… Mais est-ce le souvenir de sa voix que j’aime, ou sa personne?» Ne songeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice avait arboré des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M***, ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier général non à Parme, c’eût été trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca où était le château de sa tante. D’après les conseils de Ludovic, il s’annonça dans ce village comme le valet de chambre d’un grand seigneur anglais fort original qui dépensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M*** avait loué pour la belle Fausta était situé à l’extrémité méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui s’étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n’était point connu dans ce quartier désert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M***, et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l’admirable cantatrice, il eut l’audace de paraître dans la rue en plein jour; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fenêtres de la Fausta: après avoir préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de la rue, la salua d’abord, puis se mit à lui adresser des regards fort peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu l’auteur des lettres passionnées qui avaient amené son départ de Bologne. «Voilà un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l’aimer. J’ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M***. Au fait, il manque d’esprit et d’imprévu, et n’est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.»

Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même église de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l’archevêque Ascanio del Dongo, il osa l’y suivre. A la vérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son cœur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de progrès réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularité; elle a dit depuis qu’elle avait peur de lui. Fabrice n’était plus retenu que par un reste d’espoir d’arriver à sentir ce qu’on appelle de l’amour, mais souvent il s’ennuyait.

– Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n’êtes point amoureux; je vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants. D’ailleurs vous n’avancez point; par pure vergogne, décampons.

Fabrice allait partir au premier moment d’humeur, lorsqu’il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. «Peut-être que cette voix sublime achèvera d’enflammer mon cœur», se dit-il; et il osa bien s’introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux le connaissaient. Qu’on juge de l’émotion de la duchesse, lorsque tout à fait vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout près de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu’un. Elle chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l’insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort; le comte, parfaitement galant homme hors de la politique, agissait d’après cette maxime qu’il ne pouvait trouver le bonheur qu’autant que la duchesse serait heureuse.