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Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala et à la suite de plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long peut-être, le comte Mosca était absolument fou d’amour, et la comtesse pensait déjà que l’âge ne devait pas faire objection, si d’ailleurs on le trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Mosca fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna à Grianta; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut désert. «Est-ce que je me serais attachée à cet homme?» se dit-elle. Mosca écrivit et n’eut rien à jouer, l’absence lui avait enlevé la source de toutes ses pensées; ses lettres étaient amusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter les commentaires du marquis del Dongo qui n’aimait pas à payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes à la poste à Côme, à Lecco, à Varèse ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait à obtenir que le courrier rapportât les réponses; il y parvint.

Bientôt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui l’amusaient ainsi que sa belle-sœur. Le souvenir du comte se mêlait à l’idée de son grand pouvoir; la comtesse était devenue curieuse de tout ce qu’on disait de lui, les libéraux eux-mêmes rendaient hommage à ses talents. La principale source de mauvaise réputation pour le comte, c’est qu’il passait pour le chef du parti ultra à la cour de Parme, et que le parti libéral avait à sa tête une intrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise Raversi, immensément riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager celui des deux partis qui n’était pas au pouvoir; il savait bien qu’il serait toujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon de Mme Raversi. On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues; l’absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d’action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste, c’était un détail sans conséquence, une des obligations de la cour, où il jouait d’ailleurs un si beau rôle. «Une cour, c’est ridicule, disait la comtesse à la marquise, mais c’est amusant; c’est un jeu qui intéresse, mais dont il faut accepter les règles. Qui s’est jamais avisé de se récrier contre le ridicule des règles du whist? Et pourtant une fois qu’on s’est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l’adversaire repic et capot.»

La comtesse pensait souvent à l’auteur de tant de lettres aimables. Le jour où elle les recevait était agréable pour elle; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l’absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d’être fort amoureux; un mois ne s’était pas écoulé, qu’elle songeait à lui avec une amitié tendre. De son côté, le comte Mosca était presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le ministère, et de venir passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs.

– J’ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000 livres de rente.

«De nouveau une loge, des chevaux! etc.», se disait la comtesse, c’étaient des rêves aimables. Les sublimes beautés des aspects du lac de Côme recommençaient à la charmer. Elle allait rêver sur ses bords à ce retour de vie brillante et singulière qui, contre toute apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à Milan, heureuse et gaie comme au temps du vice-roi.

«La jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi!»

Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n’y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C’était surtout une femme de bonne foi avec elle-même. «Si je suis un peu trop âgée pour faire des folies, se disait-elle, l’envie, qui se fait des illusions comme l’amour, peut empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du succès, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n’a pas la vingtième partie de l’opulence que mettaient à mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chétive pension de veuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de l’éclat, la petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j’aurai des moments désagréables, quelque adresse que j’y mette, si, ne possédant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15 000 livres qui resteront à Mosca après sa démission. Une puissante objection, dont l’envie se fera une arme terrible, c’est que le comte, quoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation se sait à Parme, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l’attribuera. Ainsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme… adieu! adieu!»

Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune, elle eût accepté l’offre de la démission de Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la cour lui faisait peur; mais, ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance de ce côté-ci des Alpes, c’est que le comte eût donné cette démission avec bonheur. C’est du moins ce qu’il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue à Milan, on la lui accorda.

– Vous jurer que j’ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour à Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse d’aimer aujourd’hui, à trente ans passés, comme jadis j’aimais à vingt-deux! Mais j’ai vu tomber tant de choses que j’avais crues éternelles! J’ai pour vous la plus tendre amitié, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui que je préfère.

La comtesse se croyait parfaitement sincère, pourtant vers la fin, cette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice l’eût voulu, il l’eût emporté sur tout dans son cœur. Mais Fabrice n’était qu’un enfant aux yeux du comte Mosca; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta d’aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l’exil était une affaire sans remède.

Il n’était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez noble. C’était son grand-père seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier général des revenus de l’Etat de Parme. Son père s’était fait nommer ambassadeur du prince de Parme à la cour de ***, à la suite du raisonnement que voici:

– Votre Altesse accorde 30 000 francs à son envoyé à la cour de ***, lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette place, j’accepterai 6 000 francs d’appointements. Ma dépense à la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon intendant remettra chaque année 20 000 francs à la caisse des affaires étrangères à Parme. Avec cette somme, l’on pourra placer auprès de moi tel secrétaire d’ambassade que l’on voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s’il y en a. Mon but est de donner de l’éclat à ma maison nouvelle encore, et de l’illustrer par une des grandes charges du pays.