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– Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.

En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d’une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c’est l’usage en Italie, vint à son secours et l’aida à sécher ses larmes.

Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais Mme P… chanta de nouveau, et l’âme de Fabrice, soulagée par les larmes, arriva à un état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. «Est-ce que je prétends, se dit-il, pouvoir l’oublier entièrement dès les premiers moments? cela me serait-il possible?» Il arriva à cette idée: «Puis-je être plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi résister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments, elle est légère: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis obligé de faire effort sur moi-même pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de répit.»

Fabrice avait quelque connaissance des hommes, mais aucune expérience des passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d’un moment, auquel il allait céder, rendrait inutiles tous les efforts qu’il faisait depuis deux mois pour oublier Clélia.

Cette pauvre femme n’était venue à cette fête que forcée par son mari; elle voulait du moins se retirer après une demi-heure, sous prétexte de santé, mais le marquis lui déclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore, serait une chose tout à fait hors d’usage, et qui pourrait même être interprétée comme une critique indirecte de la fête donnée par la princesse.

– En ma qualité de chevalier d’honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu’à ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres à donner aux gens, ils sont si négligents! Et voulez-vous qu’un simple écuyer de la princesse usurpe cet honneur?

Clélia se résigna; elle n’avait pas vu Fabrice, elle espérait encore qu’il ne serait pas venu à cette fête. Mais au moment où le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s’asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprès de la princesse, et fut obligée de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin reculé où Fabrice s’était réfugié. En arrivant à son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du général des frères mineurs arrêta ses yeux, et d’abord elle ne remarqua pas l’homme mince et revêtu d’un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrêtait ses yeux sur cet homme. «Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brodés: quel peut être ce jeune homme en habit noir si simple?» Elle le regardait profondément attentive, lorsqu’une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement à son fauteuil. Fabrice tourna la tête: elle ne le reconnut pas, tant il était changé. D’abord elle se dit: «Voilà quelqu’un qui lui ressemble, ce sera son frère aîné; mais je ne le croyais que de quelques années plus âgé que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans.» Tout à coup elle le reconnut à un mouvement de la bouche. «Le malheureux, qu’il a souffert!» se dit-elle; et elle baissa la tête accablée par la douleur, et non pour être fidèle à son vœu. Son cœur était bouleversé par la pitié. «Qu’il était loin d’avoir cet air après neuf mois de prison!» Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle voyait tous ses mouvements.

Après le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, placée à quelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d’elle.

Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée aussi loin du trône; toute la soirée il avait été occupé à persuader à une dame assise à trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d’argent, qu’elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme résistant, comme il était naturel, il alla chercher le mari débiteur, qui fit entendre à sa moitié la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l’échange, il alla chercher sa femme.

– Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout étonnées de se trouver ici, et que tout le monde est étonné d’y voir. Cette folle de grande maîtresse n’en fait jamais d’autres! Et l’on parle de retarder les progrès du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la première place mâle de la cour de la princesse; et quand même les républicains parviendraient à supprimer la cour et même la noblesse, votre mari serait encore l’homme le plus riche de cet Etat. C’est là une idée que vous ne vous mettez point assez dans la tête.

Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d’installer sa femme n’était qu’à six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu’en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l’air tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu’elle finit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice était tout à fait changé; il l’avait oubliée; s’il était tellement maigri, c’était l’effet des jeûnes sévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l’insigne faveur dont on le voyait l’objet: lui, si jeune, être admis au jeu du prince! On admirait l’indifférence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son Altesse.

– Mais cela est incroyable, s’écriaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout à fait la tête… mais, grâce au ciel, cela ne durera pas; notre souverain n’aime pas que l’on prenne de ces petits airs de supériorité. La duchesse s’approcha du prince; les courtisans qui se tenaient à distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon à ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. «Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs d’indifférence.» Fabrice venait d’entendre la voix de Clélia, elle répondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal, avait adressé la parole à la femme de son chevalier d’honneur. Arriva le moment où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui, perdait tout à fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu’elle devait à son vœu: dans son désir de deviner ce qui se passait dans le cœur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.

Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de Clélia; il était encore très résolu, mais il vint à reconnaître un parfum très faible qu’elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu’il s’était promis. Il s’approcha d’elle et prononça à demi-voix et comme se parlant à soi-même, deux vers de ce sonnet de Pétrarque, qu’il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir de soie: