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«Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidèle le tiers à peu près de ce qui me reste pour moi-même.»

– Ah çà! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir, je ne te donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que la vente soit valable, dis que c’est une affaire qui remonte à plus d’un an. Reviens me rejoindre à Belgirate, et cela sans le moindre délai; Fabrice ira peut-être en Angleterre où tu le suivras.

Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.

On s’établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé; dès les premiers moments où il s’était réveillé de son sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa fuite, la duchesse s’était aperçue qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce n’était rien moins que ceci: il était au désespoir d’être hors de prison. Il se gardait bien d’avouer cette cause de sa tristesse, elle eût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.

– Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation lorsque la faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d’un de ces mets détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque goût singulier, est-ce que je m’empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur?

– Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu’y pensent les soldats: c’était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.

Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse! Cet être adoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profonde; il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes choses, et à cœur ouvert, à la meilleure amie qu’il eût au monde. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné cent fois sa vie pour elle; mais son âme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation, l’échange de pensées froides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé agréable à d’autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu’était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait séparés. Fabrice devait à la duchesse l’histoire des neuf mois passés dans une horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il n’avait à dire que des paroles brèves et incomplètes.

«Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son cœur.» Avilie, atterrée par ce plus grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: «Si le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou ou manquât de courage, il me semble que je serais moins malheureuse.» Dès ce moment ce demi-remords empoisonna l’estime que la duchesse avait pour son propre caractère. «Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d’une résolution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!

«Le ciel l’a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit voudrais-je qu’il ne fût pas amoureux? Une seule parole d’amour véritable a-t-elle jamais été échangée entre nous?»

Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse et l’affaiblissement de l’âme étaient arrivées pour elle avec la perspective d’une illustre vengeance, elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate qu’à Parme. Quant à la personne qui pouvait causer l’étrange rêverie de Fabrice, il n’était guère possible d’avoir des doutes raisonnables: Clélia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son père puisqu’elle avait consenti à enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Clélia! «Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec désespoir, si la garnison n’eût pas été enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c’est elle qui l’a sauvé!»

C’était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait de Fabrice des détails sur les événements de cette nuit, «qui, se disait la duchesse, autrefois eût formé entre nous le sujet d’un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortunés, il eût parlé tout un jour et avec une verve et une gaieté sans cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m’avisais de mettre en avant.»

Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port de Locarno, ville suisse à l’extrémité du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu’elle s’avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapissée d’une quantité de vues de la ville de Parme qu’il avait fait venir de Milan ou de Parme même, pays qu’il aurait dû tenir en abomination. Son petit salon, changé en atelier, était encombré de tout l’appareil d’un peintre à l’aquarelle, et elle le trouva finissant une troisième vue de la tour Farnèse et du palais du gouverneur.

– Il ne te manque plus, lui dit-elle d’un air piqué, que de faire de souvenir le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t’empoisonner. Mais j’y songe, continua la duchesse, tu devrais lui écrire une lettre d’excuses d’avoir pris la liberté de te sauver et de donner un ridicule à sa citadelle.

La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu de sûreté, le premier soin de Fabrice avait été d’écrire au général Fabio Conti une lettre parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait pardon de s’être sauvé, alléguant pour excuse qu’il avait pu croire que certain subalterne de la prison avait été chargé de lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu’il écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette lettre, et sa figure était couverte de larmes en l’écrivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en liberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour Farnèse. C’était là la pensée capitale de sa lettre, il espérait que Clélia la comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l’espoir d’être lu par quelqu’un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare, ce bon aumônier qui lui avait prêté des livres de théologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à faire le voyage de Milan, où ce libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques éditions qu’il pût trouver des ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d’impatience, peut-être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces livres de notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans sa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait de lui présenter.

Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages infinis dont il avait chargé les marges d’un exemplaire in-folio des œuvres de saint Jérôme. Dans l’espoir qu’il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et l’échanger contre un autre, il avait écrit jour par jour sur les marges un journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands événements n’étaient autre chose que des extases d’amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu’on n’osait écrire). Tantôt cet amour divin conduisait le prisonnier à un profond désespoir, d’autres fois une voix entendue à travers les airs rendait quelque espérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, était écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de suie, et don Cesare n’avait fait qu’y jeter un coup d’œil en replaçant dans sa bibliothèque le volume de saint Jérôme. S’il en avait suivi les marges, il aurait vu qu’un jour le prisonnier, se croyant empoisonné, se félicitait de mourir à moins de quarante pas de distance de ce qu’il avait aimé le mieux dans ce monde. Mais un autre œil que celui du bon aumônier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée:Mourir près de ce qu’on aime! exprimée de cent façons différentes, était suivie d’un sonnet où l’on voyait que l’âme séparée, après des tourments atroces, de ce corps fragile qu’elle avait habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux chœurs des anges aussitôt qu’elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse après la mort qu’elle n’avait été durant la vie, elle irait à quelques pas de la prison, où si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu’elle avait aimé au monde. Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j’aurai trouvé mon paradis sur la terre.