Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé, alla à la source avec sa fille; il était de la plus belle humeur du monde.
Le temps était splendide; la vue de ces maisons gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l’ouvrage, avec leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant, tout réjouissait le cœur; mais, plus on approchait de la source, plus on rencontrait de malades, dont l’aspect lamentable contrastait péniblement avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.
Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l’opposition de cette lumineuse matinée de juin, de l’orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l’Europe et se traînant là languissamment.
Malgré le retour de jeunesse qu’éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d’un homme déshabillé devant du monde.
«Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu’il t’a fait; mais vous avez ici bien des tristesses… Qui est-ce…?»
Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l’entrée du jardin, ils rencontrèrent Mlle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l’expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty: avec l’exagération d’une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d’avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange consolateur.
«Dans ce cas, c’est l’ange n° 2, dit le prince en souriant: car elle assure que Mlle Varinka est l’ange n° 1.
– Oh oui! Mlle Varinka est vraiment un ange, allez», assura vivement Mlle Berthe.
Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant sac rouge à la main.
«Voilà papa arrivé!» lui dit Kitty.
Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.
– Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en souriant, d’un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie plaisait à son père.
– Où allez-vous si vite?
– Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty: elle n’a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l’air; je lui porte son ouvrage.
– Voilà donc l’ange n° 1,» dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.
Kitty s’aperçut qu’il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais qu’il était retenu par l’impression favorable qu’elle lui avait produite.
«Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.
– Tu la connais donc, papa? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans les yeux de son père.
– J’ai connu son mari, et je l’ai un peu connue elle-même, avant qu’elle se fût enrôlée dans les piétistes.
– Qu’est-ce que ces piétistes, papa? demanda Kitty, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui paraissait d’une si haute valeur en Mme Stahl.
– Je n’en sais trop rien; ce que je sais, c’est qu’elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d’avoir perdu son mari, et cela tourne au comique quand on sait qu’ils vivaient fort mal ensemble… Qui est-ce? Quelle pauvre figure! – demanda-t-il en voyant un malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d’étranges plis sur ses jambes amaigries; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille, et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et qu’entouraient de rares cheveux frisottants.
– C’est Pétrof, un peintre, – répondit Kitty en rougissant, – et voilà sa femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, s’était levée pour courir après un des enfants sur la route.
– Pauvre garçon! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t’es-tu pas approchée de lui? Il semblait vouloir te parler.
– Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof… Comment allez-vous aujourd’hui?» lui demanda-t-elle.
Celui-ci se leva en s’appuyant sur sa canne, et regarda timidement le prince.
«C’est ma fille, dit le prince; permettez-moi de faire votre connaissance.»
Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d’une blancheur étrange.
«Nous vous attendions hier, princesse,» dit-il à Kitty.
Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c’était involontaire, il refit le même mouvement.
«Je comptais venir, mais Varinka m’a dit qu’Anna Pavlovna avait renoncé à sortir.
– Comment cela? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du regard.
– Annette, Annette!» appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.
Anna Pavlovna approcha.
«Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas? demanda-t-il à voix basse, d’un ton irrité, car il s’enrouait facilement.
– Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son accueil d’autrefois. – Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince. On vous attendait depuis longtemps.
– Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas? murmura de nouveau la voix éteinte du peintre, que l’impuissance d’exprimer ce qu’il sentait irritait doublement.
– Mais, bon Dieu, j’ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa femme d’un air contrarié.
– Pourquoi? quand cela?…» Il fut pris d’une quinte de toux et fit de la main un geste désolé.
Le prince souleva son chapeau et s’éloigna avec sa fille.
«Oh! les pauvres gens, dit-il en soupirant.
– C’est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de domestiques, et aucune ressource pécuniaire! Il reçoit quelque chose de l’Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler l’émotion que lui causait le changement d’Anna Pavlovna à son égard… – Voilà Mme Stahl,» dit Kitty en montrant une petite voiture dans laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu, entourée d’oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d’elle marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de vue. Quelques personnes s’étaient arrêtées près de la petite voiture et considéraient cette dame comme une chose curieuse.