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Toutes les forces de son intelligence semblaient n’avoir d’autre but que de répondre comme son devoir l’exigeait; mais, au lieu de parler, elle le regardait les yeux pleins d’amour, et se tut.

«Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je croyais n’y jamais parvenir, le voilà l’amour! elle m’aime, c’est un aveu!

– Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, – dirent ses paroles; son regard parlait différemment.

– Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-mêmes. Serons-nous les plus heureux ou les plus malheureux des êtres? c’est à vous d’en décider.»

Elle voulut parler, mais il l’interrompit.

«Tout ce que je demande, c’est le droit d’espérer et de souffrir comme en ce moment; si c’est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est pénible.

– Je ne vous chasse pas.

– Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu’elles sont, dit-il d’une voix tremblante. Voilà votre mari».

Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son air calme et sa démarche disgracieuse.

Il s’approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur Anna et Wronsky, s’assit près de la table à thé, et de sa voix lente et bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de quelqu’un ou de quelque chose, il dit en regardant l’assemblée:

«Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses!»

Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, «sneering», comme elle disait, l’amena bien vite, en maîtresse de maison consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre les attaques de Betsy.

Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.

«Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du regard Karénine, Anna et Wronsky.

– Que vous disais-je?» dit l’amie d’Anna.

Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d’une fois du côté où ils étaient isolés; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne se laissa distraire de l’intéressante conversation qu’il avait entamée.

Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manœuvra de façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis Alexandrovitch, et s’approcha d’Anna.

«J’admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, dit-elle: les questions les plus transcendantes me semblent accessibles quand il parle.

– Oh oui!» répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy, et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s’approcha de la grande table et se mêla à la conversation générale.

Au bout d’une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu’elle voulait rester à souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit…

Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable, retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte d’entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d’une main nerveuse la dentelle de sa manche qui s’était attachée à l’agrafe de sa pelisse.

«Vous ne vous êtes engagée à rien, j’en conviens, lui disait Wronsky tout en l’accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n’est pas de l’amitié que je demande: pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort: l’amour.

– L’amour,» répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à elle-même; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à coup: «Ce mot me déplaît parce qu’il a pour moi un sens plus profond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l’imaginer. Au revoir,» ajouta-t-elle en le regardant bien en face.

Elle lui tendit la main et d’un pas rapide passa devant le suisse et disparut dans sa voiture.

Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la conviction bienheureuse que cette soirée l’avait plus rapproché du but rêvé que les deux mois précédents.

VIII

Alexis Alexandrovitch n’avait rien trouvé d’inconvenant à ce que sa femme se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d’une façon un peu animée; mais il lui sembla que d’autres personnes avaient paru étonnées, et il résolut d’en faire l’observation à Anna.

Comme d’ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans son cabinet, s’y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l’endroit marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu’à une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l’heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n’était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre; mais, au lieu de ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à sa femme et à l’impression désagréable qu’il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement réfléchi aux incidents de la soirée.

Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel d’adresser une observation à sa femme; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que ces incidents étaient d’une complication fâcheuse. Karénine n’était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui témoignant de la jalousie; mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu qu’elle l’aimerait toujours? C’est ce qu’il ne se demandait pas. N’ayant jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu’il garderait une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, il se sentait en face d’une situation illogique et absurde qui le trouvait désarmé. Jusqu’ici il ne s’était trouvé aux prises avec les difficultés de la vie que dans la sphère de son service officiel; l’impression qu’il éprouvait maintenant était celle d’un homme passant tranquillement sur un pont au-dessus d’un précipice, et s’apercevant tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l’existence artificielle qu’il avait seule connue jusqu’à ce jour. L’idée que sa femme pût aimer un autre que lui, le frappait pour la première fois et le terrifiait.

Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d’un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d’une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.