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Si justes étaient ces objections que le directeur se rendit.

– Soit, soupira-t-il, je patienterai… Mais voyons toujours ce que renferme cette mie de pain.

C’est à quoi le jeune policier ne voulut pas consentir.

– J’ai prévenu M. Segmuller, déclara-t-il, qu’il y aurait sans doute du nouveau ce matin, et il doit m’attendre à son cabinet. C’est bien le moins que je lui réserve le plaisir de briser cette enveloppe.

Le directeur du Dépôt eut un geste désolé. Ah! il eût donné bonne chose pour tenir cet incident secret; mais il n’y fallait seulement pas penser.

– Allons donc trouver le juge d’instruction, dit-il, allons…

Ils partirent, et tout le long du chemin Lecoq s’efforça de démontrer à ce digne fonctionnaire qu’il avait bien tort de s’affecter d’une circonstance qui était pour l’instruction un vrai coup de partie. S’était-il donc, jusqu’à ce moment, supposé plus habile que ses détenus? Quelle illusion! Est-ce que l’ingéniosité du prisonnier n’a pas toujours défié et ne défiera pas toujours la finesse du surveillant?…

Mais ils arrivaient, et à leur vue M. Segmuller et son greffier se levèrent d’un bond. Ils avaient lu, sur le visage du jeune policier, une grande nouvelle.

– Qu’est-ce? demanda le juge d’un ton ému.

Lecoq, pour toute réponse, déposa sur le bureau la précieuse mie de pain, et un regard le paya de l’attention qu’il avait eue de ne la pas ouvrir.

Elle contenait une petite boulette de ce mince papier qu’on appelle du papier pelure d’oignon.

M. Segmuller le déplia et le lissa sur la paume de sa main. Mais dès qu’il y jeta les yeux, ses sourcils se froncèrent.

– Ah!… ce billet est écrit en chiffres, fit-il, en ébranlant son bureau d’un violent coup de poing.

– Il fallait s’y attendre, dit tranquillement le jeune policier.

Il prit alors le billet des mains du juge, et à haute et intelligible voix il énonça les nombres qui s’y trouvaient, tels qu’ils s’y trouvaient, séparés par des virgules:

«235, 15, 3, 8, 25, 2, 16, 208, 5, 360, 4, 36, 19, 7, 14, 118, 84, 23, 9, 40, 11, 99…»

– Et voilà!… murmura le directeur, notre trouvaille ne nous apprendra rien.

– Pourquoi donc!… fit le souriant greffier, il n’est pas d’écriture de convention qu’on ne déchiffre avec un peu d’habitude et de patience. Il y a des gens dont c’est le métier…

– Parfaitement exact! approuva Lecoq. Et moi-même, autrefois, j’étais d’une assez jolie force à cet exercice.

– Quoi! demanda le juge, vous espérez trouver la clé de ce billet!

– Avec du temps, oui, monsieur.

Il allait glisser le papier dans son gousset, mais M. Segmuller le pria de l’examiner et d’essayer au moins de se rendre compte de la difficulté du travail.

– Oh!… ce n’est guère la peine, dit-il. Ce n’est pas en ce moment qu’on peut juger…

Il fit ce qu’on lui demandait, cependant, et fit bien, car son visage s’éclaira presque aussitôt, et il se frappa le front en criant:

– J’ai trouvé!

Une même exclamation de surprise, peut-être aussi d’incrédulité, échappa au juge, au directeur et à Goguet.

– Je le parierais, du moins… ajouta prudemment Lecoq. Le prévenu et son complice ont, si je ne m’abuse, employé le système du double livre. Ce système est simple:

Les correspondants conviennent tout d’abord de se servir d’un livre quelconque, et ils s’en procurent chacun un exemplaire de la même édition.

Que fait alors celui qui veut donner de ses nouvelles?

Il ouvre le livre au hasard et commence par écrire le numéro de la page.

Il n’a plus ensuite qu’à chercher dans cette page des mots qui traduisent sa pensée. Si le premier mot qu’il utilise est le vingtième de la page, il écrit le chiffre 20, et il recommence à compter un, deux, trois, jusqu’à ce qu’il trouve un mot qui lui convienne. Si ce mot arrive le sixième, il écrit le chiffre 6, et il continue jusqu’à ce qu’il ait ainsi traduit tout ce qu’il avait à dire.

Vous voyez maintenant ce qu’a à faire le correspondant qui reçoit un tel billet. Il cherche la page indiquée, et pour chaque chiffre il a un mot…

– Impossible d’être plus clair, approuva le juge.

– Si ce billet que je tiens là, poursuivit Lecoq, avait été échangé entre deux personnes libres, essayer de la traduire serait folie. Ce système si simple est le seul qui déjoue les efforts de la curiosité, parce qu’il n’est pas de pénétration capable de deviner le livre convenu.

Mais ici tel n’est pas le cas. Mai est prisonnier, et il n’a qu’un volume en sa possession: les chansons de Béranger. Allons chercher ce livre…

Positivement, le directeur était enthousiasmé.

– Je cours le quérir moi-même, interrompit-il.

Mais le jeune policier le retint d’un geste.

– Et surtout, lui recommanda-t-il, prenez bien vos précautions, monsieur, pour que Mai ne s’aperçoive pas qu’on a touché à ses chansons. S’il est rentré de la promenade, faites-le ressortir sous un prétexte quelconque… Et, de plus, qu’il reste dehors tant que nous nous servirons de son chansonnier…

– Oh!… fiez-vous à moi, répondit le directeur.

Il sortit, et telle fut sa hâte, que, moins d’un quart d’heure plus tard, il reparaissait agitant triomphalement un petit volume in-32.

D’une main tremblante, le jeune policier l’ouvrit à la page 235, et commença à compter.

Le 15e mot de la page était: JE; le 3e après était le mot: LUI; le 8e ensuite: AI; le 25: DIT; le 2e: VOTRE; le 16e: VOLONTÉ…

Ainsi, avec ces six chiffres seulement, on trouvait un sens:

«Je lui ai dit votre volonté…»

Les trois personnes qui assistaient à cette émouvante expérience ne purent s’empêcher d’applaudir.

– Bravo Lecoq!… dit le juge.

– Je ne parierais plus cent sous pour Mai, pensa le greffier.

Mais Lecoq comptait toujours, et bientôt, d’une voix que faisait trembler la vanité heureuse, il put donner la traduction du billet entier. Voici ce qu’on écrivait au prévenu:

«Je lui ai dit votre volonté, elle se résigne. Notre sécurité est assurée, nous attendons vos ordres pour agir. Espoir! Courage!…»