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– Voyons?…

– La veuve Chupin, vous vous le rappelez sans doute, nous a parlé de son fils, un certain Polyte…

– Oui, en effet.

– Ce garçon, un détestable garnement, a obtenu de rester au Dépôt jusqu’à son jugement. Pourquoi ne l’interrogerait-on pas? Il doit connaître tous les habitués de la Poivrière, et nous donnerait peut-être sur Gustave, sur Lacheneur et sur le meurtrier lui-même des renseignements précieux. Comme il n’est pas au secret, il a probablement appris l’arrestation de sa mère, mais il me paraît impossible qu’il se doute des perplexités de la justice.

– Ah!… vous avez cent fois raison!… s’écria le juge. Comment n’ai-je pas songé à cela! Demain, dès le matin, j’interrogerai cet individu, que sa situation d’inculpé rendra plus maniable qu’un autre. Je veux aussi questionner sa femme…

Il se retourna vers son greffier et ajouta:

– Vite, Goguet, préparez une citation au nom de la femme Hippolyte Chupin, et remplissez une ordonnance d’extraction.

Mais la nuit était venue, on n’y voyait plus assez pour écrire; le greffier sonna et demanda de la lumière.

L’huissier qui avait apporté les lampes se retirait, quand on frappa à la porte. Il ouvrit et le directeur du Dépôt fit son entrée, son chapeau à la main.

Depuis vingt-quatre heures, ce digne fonctionnaire était fort préoccupé de ce locataire mystérieux qu’il avait logé au numéro 3 des secrets, et il venait aux informations.

– Je viens vous demander, monsieur, dit-il au juge, si je dois continuer à maintenir séquestré le prévenu Mai?

– Oui, monsieur.

– C’est que je redoute sa fureur, et que d’un autre côté, il me répugne de lui remettre la camisole de force.

– Laissez-le libre dans sa cellule, dit M. Segmuller, recommandez qu’on le traite doucement, et contentez-vous de faire exercer sur lui une incessante surveillance.

Aux termes de l’article 613, quoique la police des prisons soit confiée à l’autorité administrative, le juge y peut faire exécuter tout ce qu’il croit utile à l’instruction.

Le directeur s’inclina donc, puis il ajouta:

– Vous avez sans doute, monsieur, réussi à constater l’identité du prévenu?

– Non, malheureusement.

Le directeur secoua la tête d’un air sagace.

– En ce cas, fit-il, mes conjectures étaient justes. Il me paraît surabondamment démontré que cet homme est un malfaiteur de la pire catégorie, un récidiviste, très certainement, qui a le plus puissant intérêt à dissimuler son individualité. Vous verrez, monsieur, que nous avons affaire à quelque forçat à vie, revenu de Cayenne sans congé.

– Peut-être vous trompez-vous…

– Hum!… j’en serais surpris. Je dois avouer que mon sentiment est celui de M. Gévrol, le plus expérimenté et le plus habile des inspecteurs de sûreté. Après cela, il arrive parfois que des agents jeunes et trop zélés se montent la tête, et courent après les chimères de leur imagination.

Lecoq, tout rouge de colère, allait sans doute répliquer vertement lorsque M. Segmuller, d’un geste, lui imposa silence.

Ce fut le juge qui répondit en souriant:

– Ma foi!… cher monsieur, plus j’étudie cette affaire, plus je tiens pour le système de l’agent trop zélé. Après cela, je ne suis pas infaillible, et je compte bien sur vos services…

– Oh!… j’ai mes moyens de vérification, interrompit l’entêté directeur, et j’espère bien qu’avant vingt-quatre heures notre homme aura été positivement reconnu, soit par les agents du service de la sûreté, soit par les détenus à qui on le montrera.

Il se retira sur cette promesse, et Lecoq se dressa furieux.

– Voyez-vous, ce Gévrol, monsieur le juge, s’écria-t-il, déjà il dit du mal de moi, il est jaloux…

– Eh bien!… que vous importe! Si vous réussissez, vous êtes vengé… Si vous échouez, je suis là.

Et aussitôt, comme l’heure avançait, M. Segmuller remit au jeune policier les pièces de conviction qu’il avait recueillies et qui devaient aider les investigations: la boucle d’oreille d’abord, dont il était indispensable de rechercher l’origine, puis la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche de Gustave, le faux soldat.

Il lui donna divers ordres encore, et après lui avoir recommandé l’exactitude pour le lendemain, il le congédia par ces mots:

– Allez… et bonne chance.

XXIII

Longue, étroite, basse de plafond, percée de quantité de petites portes numérotées, comme le corridor d’un hôtel garni, meublée d’un bout à l’autre d’un grossier banc de chêne noirci par l’usage, telle est la galerie des juges d’instruction.

Dans le jour, peuplée de ses hôtes habituels, prévenus, témoins et gardes de Paris, elle est d’une tristesse navrante.

Elle est sinistre, quand elle est déserte, la nuit venue, à peine éclairée par la lampe fumeuse de l’huissier de semaine attendant quelque juge attardé.

Si peu impressionnable que fut Lecoq, il eut le cœur serré en suivant cet interminable couloir, et il se hâta de gagner l’escalier pour échapper à l’écho de ses pas, lugubres dans ce silence.

À l’étage inférieur, une fenêtre était restée ouverte, il s’y pencha pour reconnaître l’état du temps au dehors.

La température s’était singulièrement adoucie. Plus de neige, les pavés étaient presque secs. C’est à peine si un léger brouillard, illuminé des lueurs rouges du gaz, se balançait comme un velum de pourpre au-dessus de Paris.

En bas, la rue était à l’apogée de son animation: les voitures circulaient plus rapides, les trottoirs devenaient trop étroits pour la foule bruyante qui, la journée finie, courait à ses plaisirs.

Ce spectacle arracha un soupir au jeune policier.

– Et c’est dans cette ville immense, murmura-t-il, au milieu de tout ce monde, que je prétends retrouver les traces d’un inconnu!… Est-ce possible?…

Mais cette défaillance ne dura pas.

– Oui, c’est possible, lui criait une voix au-dedans de lui-même; d’ailleurs, il le faut, c’est l’avenir! Ce qu’on veut, on le peut.

Dix secondes après, il était dans la rue, plus que jamais enflammé de courage et d’espoir.

L’homme, malheureusement, n’a pour servir des désirs sans limites, que des organes fort bornés. Le jeune policier n’eut pas fait vingt pas qu’il reconnut que ses forces physiques trahissaient sa volonté: ses jambes fléchissaient, la tête lui tournait. La nature reprenait ses droits: depuis deux jours et deux nuits, il n’avait pas reposé une minute, et il n’avait rien pris de la journée.