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L’homme voulut se débattre, résister; en vain. Il avait perdu l’équilibre, il chancela et bascula par-dessus la table qui l’avait protégé, en murmurant assez haut pour que tout le monde pût l’entendre:

– Perdu! C’est les Prussiens qui arrivent.

Cette simple et décisive manœuvre, qui assurait la victoire, devait enchanter l’inspecteur de la Sûreté.

– Bien, mon garçon, dit-il à son agent, très bien!… Ah! tu as la vocation, toi, et tu iras loin, si jamais une occasion…

Il s’interrompit. Tous les siens partageaient si manifestement son enthousiasme que la jalousie le saisit. Il vit son prestige diminué et se hâta d’ajouter:

– Ton idée m’était venue, mais je ne pouvais la communiquer sans donner l’éveil au gredin.

Ce correctif était superflu. Les agents ne s’occupaient plus que du meurtrier. Ils l’avaient entouré, et après lui avoir attaché les pieds et les mains, ils le liaient étroitement sur une chaise.

Lui se laissait faire. À son exaltation furieuse se avait succédé cette morne prostration qui suit tous les efforts exorbitants. Ses traits n’exprimaient plus qu’une farouche insensibilité, l’hébétude de la bête fauve prise au piège. Évidemment, il se résignait et s’abandonnait.

Dès que Gévrol vit que ses hommes avaient terminé leur besogne:

– Maintenant, commanda-t-il, inquiétons-nous des autres, et éclairez-moi, car le feu ne flambe plus guère.

C’est par les deux individus étendus en travers de la porte que l’inspecteur de la Sûreté commença son examen.

Il interrogea le battement de leur cœur; le cœur ne battait plus.

Il tint près de leurs lèvres le verre de sa montre; le verre resta clair et brillant.

– Rien! murmura-t-il après plusieurs expériences, rien; ils sont morts. Le mâtin ne les a pas manqués. Laissons-les dans la position où ils sont jusqu’à l’arrivée de la justice et voyons le troisième.

Le troisième respirait encore.

C’était un tout jeune homme, portant l’uniforme de l’infanterie de ligne. Il était en petite tenue, sans armes, et sa grande capote grise entr’ouverte laissait voir sa poitrine nue.

On le souleva avec mille précautions, car il geignait pitoyablement à chaque mouvement, et on le plaça sur son séant, le dos appuyé contre le mur.

Alors, il ouvrit les yeux, et d’une voix éteinte demanda à boire.

On lui présenta une tasse d’eau, il la vida avec délices, puis il respira longuement et parut reprendre quelques forces.

– Où es-tu blessé? demanda Gévrol.

– À la tête, tenez, là, répondit-il en essayant de soulever un de ses bras, oh! que je souffre!…

L’agent qui avait coupé la retraite du meurtrier s’était approché, et avec une dextérité qui lui eût enviée un vieux chirurgien, il palpait la plaie béante que le jeune homme avait un peu au-dessus de la nuque.

– Ce n’est pas grand’chose, prononça-t-il.

Mais il n’y avait pas à se méprendre au mouvement de sa lèvre inférieure. Il était clair qu’il jugeait la blessure très dangereuse, sinon mortelle.

– Ce ne sera même rien, affirma Gévrol, les coups à la tête, quand ils ne tuent pas roide, guérissent dans le mois.

Le blessé sourit tristement.

– J’ai mon compte, murmura-t-il.

– Bast!…

– Oh!… Il n’y a pas à dire non, je le sens. Mais je ne me plains pas. Je n’ai que ce que je mérite.

Tous les agents, sur ces mots, se retournèrent vers le meurtrier. Ils pensaient qu’il allait profiter de cette déclaration pour renouveler ses protestations d’innocence.

Leur attente fut déçue: il ne bougea pas, bien qu’il eût très certainement entendu.

– Mais voilà, poursuivit le blessé, d’une voix qui allait s’éteignant, ce brigand de Lacheneur m’a entraîné.

– Lacheneur?…

– Oui, Jean Lacheneur, un ancien acteur, qui m’avait connu quand j’étais riche…, car j’ai eu de la fortune, mais j’ai tout mangé, je voulais m’amuser… Lui, me sachant sans le sou, est venu à moi, et il m’a promis assez d’argent pour recommencer ma vie d’autrefois… Et c’est pour l’avoir cru, que je vais crever comme un chien, dans ce bouge!… Oh! je veux me venger!

À cet espoir, ses poings se crispèrent pour une dernière menace.

– Je veux me venger, dit-il encore. J’en sais long, plus qu’il ne croit… je dirai tout!…

Il avait trop présumé de ses forces.

La colère lui avait donné un instant d’énergie, mais c’était au prix du reste de vie qui palpitait en lui.

Quand il voulut reprendre, il ne le put. À deux reprises, il ouvrit la bouche; il ne sortit de sa gorge qu’un cri étouffé de rage impuissante.

Ce fut la dernière manifestation de son intelligence. Une écume sanglante vint à ses lèvres, ses yeux se renversèrent, son corps se roidit, et une convulsion suprême le rabattit la face contre terre.

– C’est fini, murmura Gévrol.

– Pas encore, répondit le jeune agent dont l’intervention avait été si utile; mais il n’en a pas pour dix minutes. Pauvre diable!… Il ne dira rien.

L’inspecteur de la sûreté s’était redressé, aussi calme que s’il eût assisté à la scène la plus ordinaire du monde, et soigneusement il époussetait les genoux de son pantalon.

– Bast!… répondit-il, nous saurons quand même ce que nous avons intérêt à savoir. Ce garçon est troupier, et il a sur les boutons de sa capote le numéro de son régiment, ainsi!…

Un fin sourire plissa les lèvres du jeune agent.

– Je crois que vous vous trompez, Général, dit-il.

– Cependant…

– Oui, je sais, en le voyant sous l’habit militaire, vous avez supposé… Eh bien!… non. Ce malheureux n’était pas soldat. En voulez-vous une preuve immédiate, entre dix?… Regardez s’il est tondu en brosse, à l’ordonnance? Où avez-vous vu des troupiers avec des cheveux tombant sur les épaules?

L’objection interdit le général, mais il se remit vite.

– Penses-tu, fit-il brusquement, que j’ai mes yeux dans ma poche? Ta remarque ne pas échappé; seulement, je me suis dit: Voilà un gaillard qui profite de ce qu’il est en congé pour se passer du perruquier.

– À moins que…

Mais Gévrol n’admet pas les interruptions.

– Assez causé!… prononça-t-il. Tout ce qui s’est passé, nous allons l’apprendre. La mère Chupin n’est pas morte, elle, la coquine!