Изменить стиль страницы

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n'était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n'entend aucunement l'abolition du régime de production bourgeois, laquelle n'est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l'Etat.

Le socialisme bourgeois n'atteint son expression adéquate que lorsqu'il devient une simple figure de rhétorique.

Le libre-échange, dans l'intérêt de la classe ouvrière! Des droits protecteurs, dans l'intérêt de la classe ouvrière! Des prisons cellulaires, dans l'intérêt de la classe ouvrière! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu'il ait dit sérieusement.

Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois – dans l'intérêt de la classe ouvrière.

3. Le socialisme et le communisme critico-utopiques

Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes révolutions modernes, a formulé les revendications du prolétariat (écrits de Babeuf [35], etc.).

Les premières tentatives directes du prolétariat pour faire prévaloir ses propres intérêts de classe, faites en un temps d'effervescence générale, dans la période du renversement de la société féodale, échouèrent nécessairement, tant du fait de l'état embryonnaire du prolétariat lui-même que du fait de l'absence des conditions matérielles de son émancipation, conditions qui ne peuvent être que le résultat de l'époque bourgeoise. La littérature révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements du prolétariat a forcément un contenu réactionnaire. Elle préconise un ascétisme universel et un égalitarisme grossier.

Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon [36], de Fourier, d'Owen, etc., font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, période décrite ci-dessus (voir "Bourgeois et prolétaires").

Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l'antagonisme des classes, ainsi que de l'action d'éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n'aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre.

Comme le développement de l'antagonisme des classes marche de pair avec le développement de l'industrie, ils n'aperçoivent pas davantage les conditions matérielles de l'émancipation du prolétariat et se mettent en quête d'une science sociale, de lois sociales, dans le but de créer ces conditions.

A l'activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité; aux conditions historiques de l'émancipation, des conditions fantaisistes; à l'organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l'avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société.

Dans la confection de ces plans, toutefois, ils ont conscience de défendre avant tout les intérêts de la classe ouvrière, parce qu'elle est la classe la plus souffrante. Pour eux le prolétariat n'existe que sous cet aspect de la classe la plus souffrante.

Mais la forme rudimentaire de la lutte des classes, ainsi que leur propre position sociale les portent à se considérer comme bien au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel à la société tout entière sans distinction, et même ils s'adressent de préférence à la classe régnante. Car, en vérité, il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c'est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles.

Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l'exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours.

La peinture fantaisiste de la société future, à une époque où le prolétariat, peu développé encore, envisage sa propre situation d'une manière elle-même fantaisiste, correspond aux premières aspirations instinctives des ouvriers vers une transformation complète de la société.

Mais les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future – suppression de l'antagonisme entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l'harmonie sociale et transformation de l'Etat en une simple administration de la production -, toutes ces propositions ne font qu'annoncer la disparition de l'antagonisme de classe, antagonisme qui commence seulement à se dessiner et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et confuses. Aussi, ces propositions n'ont-elles encore qu'un sens purement utopique.

L'importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison inverse du développement historique. A mesure que la lutte des classes s'accentue et prend forme, cette façon de s'élever au-dessus d'elle par l'imagination, cette opposition imaginaire qu'on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique. C'est pourquoi, si, à beaucoup d'égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s'obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l'évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales – établissement de phalanstères isolés [37], création de home-colonies, fondation d'une petite Icarie [38], édition in-douze de la Nouvelle Jérusalem, – et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au coeur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs dépeints plus haut et ne s'en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique et une foi superstitieuse et fanatique dans l'efficacité miraculeuse de leur science sociale.

Ils s'opposent donc avec acharnement à toute action politique de la classe ouvrière, une pareille action ne pouvant provenir, à leur avis, que d'un manque de foi aveugle dans le nouvel évangile.

Les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France réagissent les uns contre les chartistes [39], les autres contre les réformistes [40].