L’historien qui a consigné dans ses écrits les hauts faits de ces temps héroïques, c’est Platon lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a été, pour ainsi dire, tracé sous l’inspiration de Solon, poète et législateur.
Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards de Saïs, ville déjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales gravées sur le mur sacré de ses temples. L’un de ces vieillards raconta l’histoire d’une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette première cité athénienne, âgée de neuf cents siècles, avait été envahie et en partie détruite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies, qui couvrait une surface comprise du douzième degré de latitude au quarantième degré nord. Leur domination s’étendait même à l’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en Grèce, mais ils durent se retirer devant l’indomptable résistance des Hellènes. Des siècles s’écoulèrent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent à l’anéantissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du cap Vert, émergent encore.
Tels étaient ces souvenirs historiques que l’inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus étrange destinée, je foulais du pied l’une des montagnes de ce continent! Je touchais de la main ces ruines mille fois séculaires et contemporaines des époques géologiques! Je marchais là même où avaient marché les contemporains du premier homme! J’écrasais sous mes lourdes semelles ces squelettes d’animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant minéralisés, couvraient autrefois de leur ombre!
Ah! pourquoi le temps me manquait-il! J’aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique à l’Amérique, et visiter ces grandes cités antédiluviennes. Là, peut-être, sous mes regards, s’étendaient Makhimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action des eaux. Un jour peut-être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots, ces ruines englouties! On a signalé de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l’Océan, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des éléments; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetées hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur est encore travaillé par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans une époque éloignée, accrus par les déjections volcaniques et par les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique!
Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cherchais à fixer dans mon souvenir tous les détails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifié dans une muette extase. Songeait-il à ces générations disparues et leur demandait-il le secret de la destinée humaine? Était-ce à cette place que cet homme étrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne? Que n’aurais-je donné pour connaître ses pensées, pour les partager, pour les comprendre!
Nous restâmes à cette place pendant une heure entière, contemplant la vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensité surprenante. Les bouillonnements intérieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuse ampleur.
En ce moment, la lune apparut un instant à travers la masse des eaux et jeta quelques pâles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une lueur, mais d’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard à cette immense plaine; puis de la main il me fit signe de le suivre.
Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale une fois dépassée, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile. Le capitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où les premières teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.
X LES HOUILLÈRES SOUS-MARINES
Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort tard. Les fatigues de la nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillai promptement. J’avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Les instruments m’indiquèrent qu’il courait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles à l’heure par une profondeur de cent mètres.
Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneaux étant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.
En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du sol seulement la plaine de l’Atlantide. Il filait comme un ballon emporté par le vent au-dessus des prairies terrestres; mais il serait plus vrai de dire que nous étions dans ce salon comme dans le wagon d’un train express. Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c’étaient des rocs découpés fantastiquement, des forêts d’arbres passés du règne végétal au règne animal, et dont l’immobile silhouette grimaçait sous les flots. C’étaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d’axidies et d’anémones, hérissées de longues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves étrangement contournés qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes.
Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux électriques, je racontais à Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purement imaginaire, inspirèrent à Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces peuples héroïques. Je discutais la question de l’Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, et son indifférence à traiter ce point historique me fut bientôt expliquée.
En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient des poissons, Conseil, emporté dans les abîmes de la classification, sortait du monde réel. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à le suivre et à reprendre avec lui nos études ichtyologiques.
Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient pas sensiblement de ceux que nous avions observés jusqu’ici. C’étaient des raies d’une taille gigantesque, longues de cinq mètres et douées d’une grande force musculaire qui leur permet de s’élancer au-dessus des flots, des squales d’espèces diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, à dents triangulaires et aiguës, que sa transparence rendait presque invisible au milieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismes et cuirassés d’une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables à leurs congénères de la Méditerranée, des syngnathes-trompettes, longs d’un pied et demi, jaune-brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, et qui défilaient comme de fins et souples serpents.
Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairas noirâtres, longs de trois mètres et armés à leur mâchoire supérieure d’une épée perçante, des vives, aux couleurs animées, connues du temps d’Aristote sous le nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent très dangereux à saisir, puis, des coryphèmes, au dos brun rayé de petites raies bleues et encadré dans une bordure d’or, de belles dorades, des chrysostones-lune, sortes de disques à reflets d’azur, qui, éclairés en dessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huit mètres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de six pieds, intrépides animaux, plutôt herbivores que piscivores, qui obéissaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bien stylés.