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J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avait point fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatement dégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pût quitter son lit de corail.

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientôt sentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage les aspérités calcaires du fond corallien.

A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.

«Nous allons partir, dit-il.

– Ah! fis-je.

– J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.

– Et les Papouas?

– Les Papouas? répondit le capitaine Nemo, haussant légèrement les épaules.

– Ne vont-ils pas pénétrer à l’intérieur du Nautilus?

– Et comment?

– En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

– Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, même quand ils sont ouverts.»

Je regardai le capitaine.

«Vous ne comprenez pas? me dit-il.

– Aucunement.

– Eh bien! venez et vous verrez.»

Je me dirigeai vers l’escalier central. Là, Ned Land et Conseil, très intrigués, regardaient quelques hommes de l’équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d’épouvantables vociférations résonnaient au-dehors.

Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la rampe de l’escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort.

Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté par ses instincts violents, s’élança sur l’escalier. Mais, dès qu’il eut saisi la rampe à deux mains, il fut renversé à son tour.

«Mille diables! s’écria-t-il. Je suis foudroyé!»

Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un câble de métal, tout chargé de l’électricité du bord, qui aboutissait à la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousse eût été mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce conducteur tout le courant de ses appareils! On peut réellement dire, qu’entre ses assaillants et lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne pouvait impunément franchir.

Cependant, les Papouas épouvantés avaient battu en retraite, affolés de terreur. Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernières ondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement fixée par le capitaine. Son hélice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut peu à peu, et, naviguant à la surface de l’Océan, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du détroit de Torrès.

XXIII ÆGRI SOMNIA

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer à moins de trente-cinq milles à l’heure. La rapidité de son hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent électrique, après avoir donné le mouvement, la chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encore contre les attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte à laquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon admiration n’avait plus de bornes, et de l’appareil, elle remontait aussitôt à l’ingénieur qui l’avait créé.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et l0° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les récifs étaient encore nombreux, mais plus clairsemés, et relevés sur la carte avec une extrême précision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, et les récifs Victoria à tribord, placés par 1300 de longitude, et sur ce dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrivé dans la mer de Timor, avait connaissance de l’île de ce nom par 1220 de longitude. Cette île dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées est gouvernée par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est-à-dire issus de la plus haute origine à laquelle un être humain puisse prétendre. Aussi, ces ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l’île, et sont l’objet d’une vénération particulière. On les protège, on les gâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, et malheur à l’étranger qui porte la main sur ces lézards sacrés.

Mais le Nautilus n’eut rien à démêler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu’un instant, à midi, pendant que le second relevait sa position. Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très établie sur les marchés malais.

A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’infléchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l’océan Indien. Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner? Remontrait-il vers les côtes de l’Asie? Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe? Résolutions peu probables de la part d’un homme qui fuyait les continents habités? Descendrait-il donc vers le sud? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance, puis le cap Horn, et pousser au pôle antarctique? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante? L’avenir devait nous l’apprendre.

Après avoir prolongé les écueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l’élément solide contre l’élément liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà de toutes terres. La vitesse du Nautilus fut singulièrement ralentie, et, très capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.

Pendant cette période du voyage, le capitaine Nemo fit d’intéressantes expériences sur les diverses températures de la mer à des couches différentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s’obtiennent au moyen d’instruments assez compliqués. dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermométriques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la variation de résistance de métaux aux courants électriques. Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même chercher cette température dans les profondeurs de la mer, et son thermomètre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degré recherché.