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– Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des variétés qui passent!

– Oui! des poissons, s’écria Conseil. On se croirait devant un aquarium!

– Non, répondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-là sont libres comme l’oiseau dans l’air.

– Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc! disait Ned Land.

– Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable! Cela regarde mon maître!»

Et en effet, le digne garçon. classificateur enragé, n’était point un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distingué un thon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hésiter.

– Un baliste, avais-je dit.

– Et un baliste chinois! répondait Ned Land.

– Genre des balistes, famille des sclérodermes, ordre des plectognathes». murmurait Conseil.

Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distingué.

Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe de balistes, à corps comprimé. à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui hérissent chaque côté de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnée aux vents. et parmi elles, j’aperçus, à ma grande joie, cette raie chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arrière de son œil: espèce rare, et même douteuse au temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais.

Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marqué d’une double raie noire. Le gobie éléotre, à caudale arrondie, blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description des spares rayés, aux nageoires variées de bleu et de jaune, des spares fascés, relevés d’une bande noire sur leur caudale, des spares zonéphores élégamment corsetés dans leurs six ceintures, des aulostones, véritables bouches en flûte ou bécasses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une longueur d’un mètre, des salamandres du Japon, des murènes échidnées, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérissée de dents, etc.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne m’avait été donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur élément naturel.

Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeux éblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirés sans doute par l’éclatant foyer de lumière électrique.

Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai encore, jusqu’au moment où mes regards se fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères correspondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électrique donnait une marche de quinze milles à l’heure.

J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquait cinq heures.

Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dîner s’y trouvait préparé. Il se composait d’une soupe à la tortue faite des carets les plus délicats, d’un surmulet à chair blanche. un peu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et de filets de cette viande de l’holocante empereur, dont la saveur me parut supérieure à celle du saumon.

Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m’étendis sur ma couche de zostère, et je m’endormis profondément, pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du Fleuve Noir.

XV UNE INVITATION PAR LETTRE

Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir «comment monsieur avait passé la nuit». et lui offrir ses services. Il avait laissé son ami le Canadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.

Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre. J’étais préoccupé de l’absence du capitaine Nemo pendant notre séance de la veille, et j’espérais le revoir aujourd’hui.

Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plus d’une fois les réflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils étaient fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers les «jambonneaux», sortes de coquilles très abondantes sur les rivages de la Méditerranée. Autrefois, on en faisait de belles étoffes, des bas, des gants, car ils étaient à la fois très moelleux et très chauds. L’équipage du Nautilus pouvait donc se vêtir à bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers à soie de la terre.

Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand salon. Il était désert.

Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de conchyliologie, entassés sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquai des cladostèphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuilles de vigne, des callithamnes granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeaux de champignons très déprimés, et qui furent longtemps classées parmi les zoophytes, enfin toute une série de varechs.

La journée entière se passa, sans que je fusse honoré de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-être ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.

La direction du Nautilus se maintint à l’est-nord-est, sa vitesse à douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres.

Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. Je ne vis personne de l’équipage. Ned et Conseil passèrent la plus grande partie de la journée avec moi. Ils s’étonnèrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier était-il malade? Voulait-il modifier ses projets à notre égard?

Après tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissions d’une entière liberté, nous étions délicatement et abondamment nourris. Notre hôte se tenait dans les termes de son traité. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularité même de notre destinée nous réservait de si belles compensations, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser.