– Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquera de nous!
– Effectivement, répondit tranquillement Conseil, je pense que l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire…?
– Il faut le dire, Conseil.
– Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite!
– Vraiment!
– Quand on a l’honneur d’être un savant comme monsieur, on ne s’expose pas…»
Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général, une voix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et Ned Land s’écriait:
«Ohé! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous!»
VI À TOUTE VAPEUR
A ce cri, l’équipage entier se précipita vers le harponneur, commandant, officiers, maîtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de stopper avait été donné, et la frégate ne courait plus que sur son erre.
L’obscurité était profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir. Mon cœur battait à se rompre.
Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main.
A deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’était point un simple phénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques toises de la surface des eaux, projetait cet éclat très intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d’une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l’insoutenable éclat s’éteignait par dégradations successives.
«Ce n’est qu’une agglomération de molécules phosphorescentes, s’écria l’un des officiers.
– Non, monsieur, répliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumière. Cet éclat est de nature essentiellement électrique… D’ailleurs, voyez, voyez! il se déplace! il se meut en avant, en arrière! il s’élance sur nous!»
Un cri général s’éleva de la frégate.
«Silence! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute! Machine en arrière!»
Les matelots se précipitèrent à la barre, les ingénieurs à leur machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l’Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.
«La barre droite! Machine en avant!» cria le commandant Farragut.
Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyer lumineux.
Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne.
Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frégate qui filait alors quatorze nœuds. et l’enveloppa de ses nappes électriques comme d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna de deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Tout d’un coup. des obscures limites de l’horizon, où il alla prendre son élan, le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayante rapidité, s’arrêta brusquement à vingt pieds de ses précintes, s’éteignit non pas en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne subit aucune dégradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fût subitement tarie! Puis, il reparut de l’autre côté du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je m’étonnais des manœuvres de la frégate. Elle fuyait et n’attaquait pas. Elle était poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fis l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte d’un indéfinissable étonnement.
«Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais à quel être formidable j’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frégate au milieu de cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’en défendre? Attendons le jour et les rôles changeront.
– Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal?
– Non, monsieur, c’est évidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal électrique.
– Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’une gymnote ou une torpille!
– En effet, répondit le commandant, et s’il possède en lui une puissance foudroyante, c’est à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes.»
Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il «s’éteignit» comme un gros ver luisant. Avait-il fui? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes ténèbres.
«Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines?
– Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille dollars.
– En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par leurs évents?
– Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.
– S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.
– Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute!
– Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition?