Изменить стиль страницы

Et maintenant, qu'allaient devenir Craig et Fry? Ils étaient bien chargés de défendre les intérêts de la Centenaire jusqu'au 30 juin, c'est-à-dire pendant dix jours encore, mais, en vérité, Kin-Fo n'avait plus besoin de leurs services. Était-il à craindre que Wang attentât à sa personne? Non, puisqu'il n'existait plus. Pouvaient-ils redouter que leur client portât sur lui-même une main criminelle? Pas davantage. Kin-Fo ne demandait maintenant qu'à vivre, à bien vivre, et le plus longtemps possible. Donc, l'incessante surveillance de Fry-Craig n'avait plus de raison d'être.

Mais, après tout, c'étaient de braves gens, ces deux originaux. Si leur dévouement ne s'adressait, en somme, qu'au client de la Centenaire, il n'en avait pas moins été très sérieux et de tous les instants. Kin-Fo les pria donc d'assister aux fêtes de son mariage, et ils acceptèrent.

«D'ailleurs, fit observer plaisamment Fry à Craig, un mariage est quelquefois un suicide!

– On donne sa vie tout en la gardant», répondit Craig avec un sourire aimable.

Dès le lendemain, Nan avait été remplacée dans la maison de l'avenue Cha-Coua par un personnel plus convenable.

Une tante de la jeune femme, Mme Lutalou, était venue près d'elle et devait lui tenir lieu de mère jusqu'à la célébration du mariage. Mme Lutalou, femme d'un mandarin de quatrième rang, deuxième classe, à bouton bleu, ancien lecteur impérial et membre de l'Académie des Han-Lin, possédait toutes les qualités physiques et morales exigées pour remplir dignement ces importantes fonctions.

Quant à Kin-Fo, il comptait bien quitter Péking après son mariage, n'étant point de ces Célestials qui aiment le voisinage des cours. Il ne serait véritablement heureux que lorsqu'il verrait sa jeune femme installée dans le riche yamen de Shang-Haï.

Kin-Fo avait donc dû choisir un appartement provisoire, et il avait trouvé ce qu'il lui fallait au Tiène-Fou-Tang, le «Temple du Bonheur Céleste», hôtel et restaurant très confortable, situé près du boulevard de Tiène-Men, entre les deux villes tartare et chinoise. Là furent également logés Craig et Fry, qui, par habitude, ne pouvaient se décider à quitter leur client. En ce qui concerne Soun, il avait repris son service, toujours maugréant, mais en ayant bien soin de regarder s'il ne se trouvait pas en présence de quelque indiscret phonographe. L'aventure de Nan le rendait quelque peu prudent.

Kin-Fo avait eu le plaisir de retrouver à Péking deux de ses amis de Canton, le négociant Yin-Pang et le lettré Houal. D'autre part, il connaissait quelques fonctionnaires et commerçants de la capitale, et tous se firent un devoir de l'assister dans ces grandes circonstances.

Il était vraiment heureux, maintenant, l'indifférent d'autrefois, l'impassible élève du philosophe Wang! Deux mois de soucis, d'inquiétudes, de tracas, toute cette période mouvementée de son existence avait suffi à lui faire apprécier ce qu'est, ce que doit être, ce que peut être le bonheur ici-bas. Oui! le sage philosophe avait raison!

Que n'était-il là pour constater une fois de plus l'excellence de sa doctrine!

Kin-Fo passait près de la jeune femme tout le temps qu'il ne consacrait pas aux préparatifs de la cérémonie. Lé-ou était heureuse du moment que son ami était près d'elle.

Qu'avait-il besoin de mettre à contribution les plus riches magasins de la capitale pour la combler de cadeaux magnifiques? Elle ne songeait qu'à lui, et se répétait les sages maximes de la célèbre Pan-Hoei-Pan:

«Si une femme a un mari selon son cœur, c'est pour toute sa vie!

«La femme doit avoir un respect sans bornes pour celui dont elle porte le nom et une attention continuelle sur elle-même.

«La femme doit être dans la maison comme une pure ombre et un simple écho.

«L'époux est le ciel de l'épouse.»

Cependant, les préparatifs de cette fête du mariage, que Kin-Fo voulait splendide, avançaient.

Déjà les trente paires de souliers brodés qu'exige le trousseau d'une Chinoise, étaient rangées dans l'habitation de l'avenue de Cha-Coua. Les confiseries de la maison Sinuyane, confitures, fruits secs, pralines, sucres d'orge, sirops de prunelles, oranges, gingembres et pamplemousses, les superbes étoffes de soie, les joyaux de pierres précieuses et d'or finement ciselé, bagues, bracelets, étuis à ongles, aiguilles de tête, etc., toutes les fantaisies charmantes de la bijouterie pékinoise s'entassaient dans le boudoir de Lé-ou.

En cet étrange Empire du Milieu, lorsqu'une jeune fille se marie, elle n'apporte aucune dot. Elle est véritablement achetée par les parents du mari ou par le mari lui-même, et, à défaut de frères, elle ne peut hériter d'une partie de la fortune paternelle que si son père en fait l'expresse déclaration. Ces conditions sont ordinairement réglées par des intermédiaires qu'on appelle «mei-jin», et le mariage n'est décidé que lorsque tout est bien convenu à cet égard.

La jeune fiancée est alors présentée aux parents du mari.

Celui-ci ne la voit pas. Il ne la verra qu'au moment où elle arrivera en chaise fermée à la maison conjugale. A cet instant, on remet à l'époux la clef de la chaise. Il en ouvre la porte. Si sa fiancée lui agrée, il lui tend la main; si elle ne lui plait pas, il referme brusquement la porte, et tout est rompu, à la condition d'abandonner les arrhes aux parents de la jeune fille.

Rien de pareil ne pouvait advenir dans le mariage de Kin-Fo. Il connaissait la jeune femme, il n'avait à l'acheter de personne. Cela simplifiait beaucoup les choses.

Le 25 juin arriva enfin. Tout était prêt.

Depuis trois jours, suivant l'usage, la maison de Lé-ou restait illuminée à l'intérieur. Pendant trois nuits, Mme Lutalou, qui représentait la famille de la future, avait dû s'abstenir de tout sommeil, une façon de se montrer triste au moment où la fiancée va quitter le toit paternel. Si Kin-Fo avait encore eu ses parents, sa propre maison se fût également éclairée en signe de deuil, «parce que le mariage du fils est censé devoir être regardé comme une image de la mort du père, et que le fils alors semble lui succéder», dit le Hao-Khiéou-Tchouen.

Mais, si ces us ne pouvaient s'appliquer à l'union de deux époux absolument libres de leurs personnes, il en était d'autres dont on avait dû tenir compte.

Ainsi, aucune des formalités astrologiques n'avait été négligée. Les horoscopes, tirés suivant toutes les règles, marquaient une parfaite compatibilité de destinées et d'humeur. L'époque de l'année, l'âge de la lune se montraient favorables. Jamais mariage ne s'était présenté sous de plus rassurants auspices.

La réception de la mariée devait se faire à huit heures du soir à l'hôtel du «Bonheur Céleste», c'est-à-dire que l'épouse allait être conduite en grande pompe au domicile de l'époux. En Chine, il n'y a comparution ni devant un magistrat civil, ni devant un prêtre, bonze, lama ou autre.

A sept heures, Kin-Fo, toujours accompagné de Craig et Fry, qui rayonnaient comme les témoins d'une noce européenne, recevait ses amis au seuil de son appartement.