Le steward du yacht était un excellent maître d’hôtel, un écossais qui aurait mérité d’être français pour son importance; d’ailleurs, remplissant ses fonctions avec zèle et intelligence.
Il se rendit aux ordres de son maître.
«Olbinett, nous allons faire un tour avant déjeuner, dit Glenarvan, comme s’il se fût agi d’une promenade à Tarbet ou au lac Katrine; j’espère que nous trouverons la table servie à notre retour.»
Olbinett s’inclina gravement.
«Nous accompagnez-vous, major? dit lady Helena.
– Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs.
– Oh! fit lord Glenarvan, le major est absorbé dans les fumées de son cigare; il ne faut pas l’en arracher; car je vous le donne pour un intrépide fumeur, miss Mary. Il fume toujours, même en dormant.»
Le major fit un signe d’assentiment, et les hôtes de lord Glenarvan descendirent dans l’entrepont.
Mac Nabbs, demeuré seul, et causant avec lui-même, selon son habitude, mais sans jamais se contrarier, s’enveloppa de nuages plus épais; il restait immobile, et regardait à l’arrière le sillage du yacht. Après quelques minutes, d’une muette contemplation, il se retourna et se vit en face d’un nouveau personnage. Si quelque chose avait pu le surprendre, le major eût été surpris de cette rencontre, car ce passager lui était absolument inconnu.
Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir quarante ans; il ressemblait à un long clou à grosse tête; sa tête, en effet, était large et forte, son front haut, son nez allongé, sa bouche grande, son menton fortement busqué. Quant à ses yeux, ils se dissimulaient derrière d’énormes lunettes rondes et son regard semblait avoir cette indécision particulière aux nyctalopes. Sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai; il n’avait pas l’air rébarbatif de ces graves personnages qui ne rient jamais, par principe, et dont la nullité se couvre d’un masque sérieux. Loin de là. Le laisser-aller, le sans-façon aimable de cet inconnu démontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les choses par leur bon côté. Mais sans qu’il eût encore parlé, on le sentait parleur, et distrait surtout, à la façon des gens qui ne voient pas ce qu’ils regardent, et qui n’entendent pas ce qu’ils écoutent. Il était coiffé d’une casquette de voyage, chaussé de fortes bottines jaunes et de guêtres de cuir, vêtu d’un pantalon de velours marron et d’une jaquette de même étoffe, dont les poches innombrables semblaient bourrées de calepins, d’agendas, de carnets, de portefeuilles, et de mille objets aussi embarrassants qu’inutiles, sans parler d’une longue-vue qu’il portait en bandoulière.
L’agitation de cet inconnu contrastait singulièrement avec la placidité du major; il tournait autour de mac Nabbs, il le regardait, il l’interrogeait des yeux, sans que celui-ci s’inquiétât de savoir d’où il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à bord du Duncan.
Quand cet énigmatique personnage vit ses tentatives déjouées par l’indifférence du major, il saisit sa longue-vue, qui dans son plus grand développement mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les jambes écartées, semblable au poteau d’une grande route, il braqua son instrument sur cette ligne où le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon; après cinq minutes d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il s’appuya dessus comme il eût fait d’une canne; mais aussitôt les compartiments de la lunette glissèrent l’un sur l’autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau passager, auquel le point d’appui manqua subitement, faillit s’étaler au pied du grand mât.
Tout autre eût au moins souri à la place du major.
Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.
«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger.
Et il attendit. Personne ne parut.
«Steward!» répéta-t-il d’une voix plus forte.
Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la cuisine située sous le gaillard d’avant. Quel fut son étonnement de s’entendre ainsi interpellé par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?
«D’où vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan? C’est impossible.»
Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’étranger.
«Vous êtes le steward du bâtiment? lui demanda celui-ci.
– Oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur…
– Je suis le passager de la cabine numéro six.
– Numéro six? répéta le steward.
– Sans doute. Et vous vous nommez?…
– Olbinett.
– Eh bien! Olbinett, mon ami, répondit l’étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente-six heures que je n’ai mangé, ou plutôt trente-six heures que je n’ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d’une traite de Paris à Glasgow. À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît?
– À neuf heures», répondit machinalement Olbinett.
L’étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de prendre un temps long, car il ne la trouva qu’à sa neuvième poche.
«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je tombe d’inanition.»
Olbinett écoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait toujours et passait d’un sujet à un autre avec une extrême volubilité.
«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore levé! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul.»
Précisément, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut à l’escalier de la dunette.
«Voici le capitaine, dit Olbinett.
– Ah! Enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance!»
Si quelqu’un fut stupéfait, ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet étranger à son bord.
L’autre continuait de plus belle:
«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un départ il ne faut gêner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»
John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.
«Maintenant, reprit celui-ci, la présentation est faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia?
– Qu’entendez-vous par le Scotia? dit enfin John Mangles.