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De longues files d’ânes et de chameaux, chargés des marchandises de Jenné, s’enfonçaient sous les beaux arbres; bientôt un amphithéâtre de maisons basses apparut à un détour du fleuve; sur les terrasses et les toits était amoncelé tout le fourrage recueilli dans les contrées environnantes.

«C’est Kabra, s’écria joyeusement le docteur; c’est le port de Tembouctou; la ville n’est pas à cinq milles d’ici!

– Alors vous êtes satisfait, monsieur? demanda Joe.

– Enchanté, mon garçon.

– Bon, tout est pour le mieux.»

En effet, à deux heures, la reine du désert, la mystérieuse Tembouctou, qui eut, comme Athènes et Rome, ses écoles de savants et ses chaires de philosophie, se déploya sous les regards des voyageurs.

Fergusson en suivait les moindres détails sur le plan tracé par Barth lui-même, il en reconnut l’extrême exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plaine de sable blanc; sa pointe se dirige vers le nord et perce un coin du désert; rien aux alentours; à peine quelques graminées, des mimosas nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant à l’aspect de Tembouctou, que l’on se figure un entassement de billes et de dés à jouer; voilà l’effet produit à vol d’oiseau; les rues, assez étroites, sont bordées de maisons qui n’ont qu’un rez-de-chaussée, construites en briques cuites au soleil, et de huttes de paille et de roseaux, celles-ci coniques, celles-là carrées; sur les terrasses sont nonchalamment étendus quelques habitants drapés dans leur robe éclatante, la lance ou le mousquet à la main; de femmes point, à cette heure du jour.

«Mais on les dit belles, ajouta le docteur. Vous voyez les trois tours des trois mosquées, restées seules entre un grand nombre. La ville est bien déchue de son ancienne splendeur! Au sommet du triangle s’élève la mosquée de Sankore avec ses rangées de galeries soutenues par des arcades d’un dessin assez pur; plus loin, près du quartier de Sane-Gungu, la mosquée de Sidi-Yahia et quelques maisons à deux étages. Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un simple trafiquant, et sa demeure royale un comptoir.

– Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demi renversés.

– Ils ont été détruits par les Foullannes en 1826; alors la ville était plus grande d’un tiers, car Tembouctou, depuis le XIe siècle, objet de convoitise générale, a successivement appartenu aux Touareg, aux Sourayens, aux Marocains, aux Foullannes; et ce grand centre de civilisation, où un savant comme Ahmed-Baba possédait au XVIe siècle une bibliothèque de seize cents manuscrits, n’est plus qu’un entrepôt de commerce de l’Afrique centrale.»

La ville paraissait livrée, en effet, à une grande incurie; elle accusait la nonchalance épidémique des cités qui s’en vont; d’immenses décombres s’amoncelaient dans les faubourgs et formaient avec la colline du marché les seuls accidents du terrain.

Au passage du Victoria, il se fit bien quelque mouvement, le tambour fut battu; mais à peine si le dernier savant de l’endroit eut le temps d’observer ce nouveau phénomène; les voyageurs, repoussés par le vent du désert, reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientôt Tembouctou ne fut plus qu’un des souvenirs rapides de leur voyage.

«Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui plaira!

– Pourvu que ce soit dans l’ouest! répliqua Kennedy.

– Bah! fit Joe, il s’agirait de revenir à Zanzibar par le même chemin, et de traverser l’Océan jusqu’en Amérique, cela ne m’effrayerait guère!

– Il faudrait d’abord le pouvoir, Joe.

– Et que nous manque-t-il pour cela!

– Du gaz, mon garçon; la force ascensionnelle du ballon diminue sensiblement, et il faudra de grands ménagements pour qu’il nous porte jusqu’à la côte. Je vais même être forcé de jeter du lest. Nous sommes trop lourds.

– Voilà ce que c’est que de ne rien faire, mon maître! À rester toute la journée étendu comme un fainéant dans son hamac, on engraisse et l’on devient pesant. C’est un voyage de paresseux que le nôtre, et, au retour, on nous trouvera affreusement gros et gras.

– Voilà bien des réflexions dignes de Joe, répondit le chasseur; mais attends donc la fin; sais-tu ce que le ciel nous réserve? Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. Où crois-tu rencontrer la côte d’Afrique, Samuel?

– Je serais fort empêché de te répondre, Dick; nous sommes à la merci de vents très variables; mais enfin je m’estimerai heureux si j’arrive entre Sierra-Leone et Portendick; il y a là une certaine étendue de pays où nous rencontrerons des amis.

– Et ce sera plaisir de leur serrer la main; mais suivons-nous, au moins, la direction voulue?

– Pas trop, Dick, pas trop; regarde l’aiguille aimantée; nous portons au sud, et nous remontons le Niger vers ses sources.

– Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si elles n’étaient déjà connues. Est-ce qu’à la rigueur on ne pourrait pas lui en trouver d’autres?

– Non, Joe; mais sois tranquille, j’espère bien ne pas aller jusque-là.»

À la nuit tombante, le docteur jeta les derniers sacs de lest; le Victoria se releva, le chalumeau, quoique fonctionnant à pleine flamme, pouvait à peine le maintenir; il se trouvait alors à soixante milles dans le sud de Tembouctou, et, le lendemain, il se réveillait sur les bords du Niger, non loin du lac Debo.

XL

Inquiétudes du docteur Fergusson. – Direction persistante vers le sud. – Un nuage de sauterelles. – Vue de Jenné. – Vue de Ségo. – Changement de vent. – Regrets de Joe.

Le lit du fleuve était alors partagé par de grandes îles en branches étroites d’un courant fort rapide. Sur l’une d’entre elles s’élevaient quelques cases de bergers; mais il fut impossible d’en faire un relèvement exact, car la vitesse du Victoria s’accroissait toujours. Malheureusement, il inclinait encore plus au sud et franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha à diverses élévations, en forçant extrêmement sa dilatation, d’autres courants dans l’atmosphère, mais en vain. Il abandonna promptement cette manœuvre, qui augmentait encore la déperdition de son gaz, en le pressant contre les parois fatiguées de l’aérostat.

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstination du vent à le rejeter vers la partie méridionale de l’Afrique déjouait ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S’il n’atteignait pas les territoires anglais ou français, que devenir au milieu des barbares qui infestaient les côtes de Guinée? Comment y attendre un navire pour retourner en Angleterre? Et la direction actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomey, parmi les peuplades les plus sauvages, à la merci d’un roi qui, dans les fêtes publiques, sacrifiait des milliers de victimes humaines! Là, on serait perdu.