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Aussi les malheureux, privés d’eau sous cette température torride, commencèrent à ressentir des symptômes d’hallucination; leurs yeux s’agrandissaient, leur regard devenait trouble.

Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cette disposition inquiétante par une marche rapide; il voulut parcourir cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher, mais pour marcher.

«Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien.

– Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.

– J’aime encore mieux dormir, fit Joe.

– Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis. Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez.»

Le docteur ne put rien obtenir d’eux, et il partit seul au milieu de la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent pénibles, les pas d’un homme affaibli et déshabitué de la marche; mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire; il s’avança de plusieurs milles dans l’ouest, et son esprit se réconfortait déjà, lorsque, tout d’un coup, il fut pris de vertige; il se crut penché sur un abîme; il sentit ses genoux plier; cette vaste solitude l’effraya; il était le point mathématique, le centre d’une circonférence infinie, c’est-à-dire, rien! Le Victoria disparaissait entièrement dans l’ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l’impassible, l’audacieux voyageur! Il voulut revenir sur ses pas, mais en vain; il appela, pas même un écho pour lui répondre, et sa voix tomba dans l’espace comme une pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le sable, seul, au milieu des grands silences du désert.

À minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe; celui-ci, inquiet de l’absence prolongée de son maître, s’était lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine; il l’avait trouvé évanoui.

«Qu’avez-vous eu, mon maître? demanda-t-il.

– Ce ne sera rien, mon brave Joe; un moment de faiblesse, voilà tout.

– Ce ne sera rien, en effet, monsieur; mais relevez-vous; appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria

Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu’il avait suivie.

«C’était imprudent, monsieur, on ne s’aventure pas ainsi. Vous auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, monsieur, parlons sérieusement.

– Parle, je t’écoute!

– Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas durer plus de quelques jours encore, et si le vent n’arrive pas, nous sommes perdus.»

Le docteur ne répondit pas.

«Eh bien! il faut que quelqu’un se dévoue au sort commun, et il est tout naturel que ce soit moi!

– Que veux-tu dire? quel est ton projet?

– Un projet bien simple: prendre des vivres, et marcher toujours devant moi jusqu’à ce que j’arrive quelque part, ce qui ne peut manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable, vous ne m’attendrez pas, vous partirez. De mon côté, si je parviens à un village, je me tirerai d’affaire avec les quelques mots d’arabe que vous me donnerez par écrit, et je vous ramènerai du secours, ou j’y laisserai ma peau! Que dites-vous de mon dessein?

– Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est impossible, tu ne nous quitteras pas.

– Enfin, monsieur, il faut tenter quelque chose; cela ne peut vous nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous ne m’attendrez pas, et, à la rigueur, je puis réussir!

– Non, Joe! non! ne nous séparons pas! ce serait une douleur ajoutée aux autres. Il était écrit qu’il en serait ainsi, et il est très probablement écrit qu’il en sera autrement plus tard. Ainsi, attendons avec résignation.

– Soit, monsieur, mais je vous préviens d’une chose: je vous donne encore un jour; je n’attendrai pas davantage; c’est aujourd’hui dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin; si mardi nous ne partons pas, je tenterai l’aventure; c’est un projet irrévocablement décidé.»

Le docteur ne répondit pas; bientôt il rejoignait la nacelle, et il y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.

XXVII

Chaleur effrayante. – Hallucinations. – Les dernières gouttes d’eau. – Nuit de désespoir. – Tentative de suicide. – Le simoun. – L’oasis. – Lion et lionne.

Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromètre. C’est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression appréciable.

«Rien! se dit-il, rien!»

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps; même chaleur, même dureté, même implacabilité.

«Faut-il donc désespérer?» s’écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet d’exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d’eau; chacun le savait, chacun y pensait et se sentait attiré vers elles; mais personne n’osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux hagards, avec un sentiment d’avidité bestiale, qui se décelait surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite à ces intolérables privations; pendant toute la journée, il fut en proie au délire; il allait et venait, poussant des cris rauques, se mordant les poings, prêt à s’ouvrir les veines pour en boire le sang.

«Ah! s’écria-t-il, pays de la soif! tu serais bien nommé pays du désespoir!»

Puis il tomba dans une prostration profonde; on n’entendit plus que le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d’un commencement de folie; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immense, avec des eaux claires et limpides; plus d’une fois il se précipita sur ce sol enflammé pour boire à même, et il se relevait la bouche pleine de poussière.

«Malédiction! dit-il avec colère! c’est de l’eau salée!»

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans mouvement, il fut saisi par l’invincible pensée d’épuiser les quelques gouttes d’eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui; il s’avança vers la nacelle en se traînant sur les genoux, il couva des yeux la bouteille où s’agitait ce liquide, il y jeta un regard démesuré, il la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce moment, ces mots: «À boire! à boire!» furent prononcés avec un accent déchirant.