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Et en effet, le sang coulait sous les coups furieux qu'il recevait; il s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes et, tout moulu, tout meurtri, s'échappa enfin de la ville.

«C'est bon, se dit-il, quand il fut de retour chez lui; petit Claus me payera cela; je m'en vais le tuer.»

Or, en ce même jour la grand-mère de petit Claus venait de trépasser. Elle n'avait guère été tendre pour lui, elle grondait toujours, mais il n'en était pas moins très affligé, et il prit le corps de la vieille femme et le plaça dans son propre lit qu'il avait préalablement bien chauffé à la bassinoire; il pensait qu'elle n'était peut-être qu'engourdie, et que la chaleur la ranimerait. Il alluma un bon feu dans le poêle et il s'assit lui-même pour passer la nuit sur un fauteuil dans un coin.

Voilà qu'au milieu de la nuit la porte s'ouvre et grand Claus entre une hache à la main. Il savait où se trouvait le lit de petit Claus, il s'y dirige sur la pointe des pieds et frappe du côté de l'oreiller un terrible coup avec sa hache; il fend la tête de la morte.

– Voilà qui est fait, dit-il, maintenant tu ne te railleras plus de moi.

Et il rentre tout gaiement chez lui.

«Quel mauvais caractère il a, ce grand Claus! se dit le petit, qui n'avait pas bougé ni soufflé mot. Il voulait me tuer; et si ma grand-mère n'avait pas été morte, c'est elle qu'il aurait assassinée!»

Il rajusta avec art la tête de sa grand-mère, et cacha la blessure sous un bonnet à dentelles et à rubans. Il mit à la morte ses vêtements du dimanche. Puis il alla emprunter le cheval de son voisin et l'attela à sa carriole; il y plaça au fond le corps de la vieille femme, monta sur le siège et partit pour la ville.

Au lever du soleil il y arriva et s'arrêta devant une grande auberge.

L'aubergiste était très riche et c'était un excellent homme; mais il avait un terrible défaut: il était colère à l'excès; à la moindre contrariété, il éclatait comme s'il n'avait été que poudre et salpêtre.

Il était déjà levé et debout sur le seuil de la porte.

– Bonjour, dit-il à petit Claus; te voilà sorti de bien bonne heure!

– Oui, répondit l'autre. Je m'en viens à la ville avec ma grand-mère pour faire des emplettes. Mais elle ne veut pas descendre de la voiture; elle est très entêtée. Cependant si vous voulez lui porter un verre de bon hydromel, je pense qu'elle le prendra volontiers. Mais il faut que vous lui parliez de votre voix la plus forte; elle n'entend pas bien.

– Oh! elle ne refusera pas mon hydromel, dit l'aubergiste.

Et tandis que petit Claus entrait dans la salle, il alla remplir un grand verre à son meilleur tonnelet et le porta à la vieille femme morte, qu'il voyait assise debout au fond de la carriole.

– Voilà un bon verre d'hydromel que vous envoie votre petit-fils, cria-t-il. Pas de réponse; la morte ne bougea pas.

– N'entendez-vous pas? répéta-t-il en élevant encore la voix, au point que les vitres en tremblèrent. Votre petit-fils vous envoie ce verre d'hydromel; jamais vous n'en aurez bu de meilleur.

Et il recommença encore deux ou trois fois. À la fin la colère lui monta au cerveau en voyant dédaigner son hydromel, dont il était si fier; il jeta, dans sa fureur, le verre à la tête de la vieille, qui sous le choc tomba sur le côté.

Petit Claus, qui était aux aguets derrière la fenêtre, se précipita dehors, et empoignant l'aubergiste au collet:

– Coquin, cria-t-il, tu as tué ma grand-mère! Regarde le trou que tu lui as fait au front!

– Quel malheur! dit l'aubergiste en se tordant les mains de désespoir. Voilà ce que c'est d'être emporté et violent. Écoute bien, cher petit Claus; ne me dénonce pas et je te donnerai un boisseau plein d'argent, et je ferai enterrer ta grand-mère avec autant de pompe que si c'était la mienne. Mais jamais tu ne souffleras mot sur ce qui vient de se passer; la justice me couperait le cou, et c'est tout ce qu'il y a de plus désagréable.

Petit Claus accepta le marché, reçut un boisseau plein de beaux écus neufs et sa grand-mère fut magnifiquement enterrée.

Lorsqu'il fut de retour chez lui avec son magot, il envoya de nouveau un gamin emprunter chez grand Claus un boisseau.

– Quelle est cette plaisanterie? se dit grand Claus. Est-ce que je ne l'ai pas tué de ma propre main? Je m'en vais aller voir moi-même ce que cela signifie.

Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu'il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.

– Cela t'étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus; mais tu t'es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J'ai vendu son corps à un médecin qui m'en a donné plein un boisseau d'argent.

– C'est un fameux prix! dit grand Claus.

Et il courut chez lui encore plus vite qu'il n'était venu, prit une hache et tua d'un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s'en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s'il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.

– Un cadavre! s'écria l'apothicaire. D'ou le tenez-vous et comment avez-vous le droit de le vendre?

– Oh! il est bien à moi, répondit grand Claus. C'est le corps de ma grand-mère. Je viens de la tuer; elle n'avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l'on m'en donnera un boisseau plein d'écus.

– Dieu de miséricorde! dit l'autre, quelles abominables sornettes vous nous contez! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.

Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s'ennuyer sur la terre, il n'en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l'apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d'effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s'en retourna chez lui au galop. L'apothicaire crut qu'il était simplement devenu fou et qu'il n'avait pas fait ce dont il s'était vanté; il le laissa partir sans informer la justice.

Les habits neufs du grand-duc

Il y avait autrefois un grand-duc qui aimait tant les habits neufs, qu'il dépensait tout son argent à sa toilette. Lorsqu'il passait ses soldats en revue, lorsqu'il allait au spectacle ou à la promenade, il n'avait d'autre but que de montrer ses habits neufs. À chaque heure de la journée, il changeait de vêtements, et comme on dit d'un roi: «Il est au conseil», on disait de lui: «Le grand-duc est à sa garde robe».

La capitale était une ville bien gaie, grâce à la quantité d'étrangers qui passaient; mais un jour il y vint deux fripons qui se donnèrent pour tisserands et déclarèrent savoir tisser la plus magnifique étoffe du monde. Non seulement les couleurs et le dessin étaient extraordinairement beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette étoffe possédaient une qualité merveilleuse: ils devenaient invisibles pour toute personne qui ne savait pas bien exercer son emploi ou qui avait l'esprit trop borné.

«Ce sont des habits impayables», pensa le grand-duc; «grâce à eux, je pourrai connaître les hommes incapables de mon gouvernement: je saurai distinguer les habiles des niais. Oui, cette étoffe m'est indispensable.»

Puis il avança aux deux fripons une forte somme afin qu'ils pussent commencer immédiatement leur travail. Ils dressèrent en effet deux métiers, et firent semblant de travailler, quoiqu'il n'y eût absolument rien sur les bobines. Sans cesse ils demandaient de la soie fine et de l'or magnifique; mais ils mettaient tout cela dans leur sac, travaillant jusqu'au milieu de la nuit avec des métiers vides.

«Il faut cependant que je sache où ils en sont», se dit le grand-duc. Mais il se sentait le coeur serré en pensant que les personnes niaises ou incapables de remplir leurs fonctions ne pourraient voir l'étoffe. Ce n'était pas qu'il doutât de lui-même; toutefois il jugea à propos d'envoyer quelqu'un pour examiner le travail avant lui.