Изменить стиль страницы

La cloche ayant retenti et Arthur Rance étant venu au-devant de nous, nous nous dirigeâmes vers la Louve, dans la salle basse de laquelle, ce soir-là, était servi le dîner. Quand nous y fûmes tous réunis, moins le vieux Bob, absent du fort d’Hercule, Mrs. Edith nous demanda si quelqu’un de nous avait aperçu une petite barque qui avait fait le tour du château et dans laquelle se trouvait un homme debout. L’attitude singulière de cet homme l’avait frappée. Comme personne ne lui répondit, elle reprit:

«Oh! je saurai qui c’est, car je connais le marin qui conduisait la barque. C’est un grand ami du vieux Bob.

– Vraiment! fit Rouletabille, vous connaissez ce marin, madame?

– Il vient quelquefois au château. Il vient vendre du poisson. Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne saurais vous répéter dans leur impossible patois, mais je me le suis fait traduire. Cela veut dire: «Le bourreau de la mer!» Un bien joli nom, n’est-ce pas?»

VII De quelques précautions qui furent prises par Joseph Rouletabille pour défendre le fort d’Hercule contre une attaque ennemie.

Rouletabille n’eut même point la politesse de demander l’explication de cet étonnant sobriquet. Il paraissait abîmé dans les plus sombres réflexions. Drôle de dîner! Drôle de château! Drôles de gens! Les grâces languissantes de Mrs. Edith ne suffirent point à nous galvaniser. Il y avait là deux nouveaux ménages, quatre amoureux qui auraient dû être la gaieté de l’heure, et rayonner de la joie de vivre. Le repas fut des plus tristes. Le spectre de Larsan planait sur les convives, même sur celui d’entre nous qui ne le savait point si proche.

Il est juste de dire, du reste, que le professeur Stangerson, depuis qu’il avait appris la cruelle, la douloureuse vérité, ne pouvait se débarrasser de ce spectre-là. Je ne crois point m’avancer beaucoup, en prétendant que la première victime du drame du Glandier et la plus malheureuse de toutes était le professeur Stangerson. Il avait tout perdu: sa foi dans la science, l’amour du travail, et – ruine plus affreuse que toutes les autres – la religion de sa fille. Il avait tant cru en elle! Elle avait été pour lui l’objet d’un si constant orgueil. Il l’avait associée pendant tant d’années, vierge sublime, à sa recherche de l’inconnu! Il avait été si merveilleusement ébloui de cette définitive volonté qu’elle avait eue de refuser sa beauté à quiconque eût pu l’éloigner de son père et de la science! Et, quand il en était encore à considérer avec extase un pareil sacrifice, il apprenait que, si sa fille refusait de se marier, c’est qu’elle l’était déjà à un Ballmeyer! Le jour où Mathilde avait décidé de tout avouer à son père et de lui confesser un passé qui devait, aux yeux du professeur déjà averti par le mystère du Glandier, éclairer le présent d’un éclat bien tragique, le jour où, tombant à ses pieds et embrassant ses genoux, elle lui avait raconté le drame de son cœur et de sa jeunesse, le professeur Stangerson avait serré dans ses bras tremblants son enfant chérie; il avait déposé le baiser du pardon sur sa tête adorée, il avait mêlé ses larmes aux sanglots de celle qui avait expié sa faute jusque dans la folie, et il lui avait juré qu’elle ne lui avait jamais été plus précieuse que depuis qu’il savait ce qu’elle avait souffert. Et elle s’en était allée un peu consolée. Mais lui, resté seul, se releva un autre homme… un homme seul, tout seul… l’homme seul! Le professeur Stangerson avait perdu sa fille et ses dieux!

Il l’avait vue avec indifférence se marier à Robert Darzac, qui avait été, cependant, son élève le plus cher. En vain Mathilde s’efforçait-elle de réchauffer son père d’une tendresse plus ardente. Elle sentait bien qu’il ne lui appartenait plus, que son regard se détournait d’elle, que ses yeux vagues fixaient dans le passé une image qui n’était plus la sienne, mais qui l’avait été, hélas! Et que, s’ils revenaient à elle, à elle Mme Darzac, c’était pour apercevoir à ses côtés, non point la figure respectée d’un honnête homme, mais la silhouette éternellement vivante, éternellement infâme, de l’autre! De celui qui avait été le premier mari, de celui qui lui avait volé sa fille!… Il ne travaillait plus!… Le grand secret de la Dissociation de la matière qu’il s’était promis d’apporter aux hommes retournerait au néant d’où, un instant, il l’avait tiré, et les hommes iraient, répétant pendant des siècles encore, la parole imbécile: Ex nihilo nihil!

Le repas était rendu plus lugubre encore par le cadre dans lequel il nous était servi, cadre sombre, éclairé d’une lampe gothique, de vieux candélabres de fer forgé, entre des murs de forteresse garnis de tapisseries d’Orient et contre lesquels s’appuyaient de vieilles armoires datant de la première invasion sarrasine, et des sièges à la Dagobert.

À tour de rôle, j’examinais les convives, et ainsi m’apparaissaient les causes particulières de la tristesse générale. M. et Mme Robert Darzac étaient à côté l’un de l’autre. La maîtresse de céans n’avait évidemment point voulu séparer des époux aussi neufs, dont l’union ne datait que de l’avant-veille. Des deux, je dois dire que le plus désolé était, sans contredit, notre ami Robert. Il ne prononçait pas une parole. Mme Darzac, elle, se mêlait encore à la conversation, échangeait quelques réflexions banales avec Arthur Rance. Devrais-je ajouter même, à ce propos, qu’après la scène à laquelle j’avais assisté du haut de ma fenêtre entre Rouletabille et Mathilde je m’attendais à voir celle-ci plus atterrée… quasi anéantie par cette vision menaçante d’un Larsan surgi des eaux. Mais non! Bien au contraire, je constatais une remarquable différence entre l’aspect effaré sous lequel elle nous était apparue précédemment à la gare, par exemple, et celui-ci qui était presque entièrement de sang-froid. On eût dit que cette apparition l’avait plutôt soulagée et quand je fis part, dans la soirée, de cette réflexion à Rouletabille, le jeune reporter fut de mon avis et m’expliqua cette apparente anomalie de la façon la plus simple. Mathilde ne devait rien tant redouter que de redevenir folle, et la certitude cruelle où elle était maintenant de ne pas avoir été victime de l’hallucination de son cerveau troublé avait certainement servi à lui rendre un peu de calme. Elle préférait encore avoir à se défendre de Larsan vivant que de son fantôme! Dans la première entrevue qu’elle avait eue avec Rouletabille dans la Tour Carrée pendant que j’achevais ma toilette, elle avait, du reste, semblé à mon jeune ami tout à fait hantée par cette idée qu’elle redevenait folle! Rouletabille, me racontant cette entrevue, m’avoua qu’il n’avait pu lui rendre quelque tranquillité qu’en prenant le contre-pied de tout ce qu’avait fait Robert Darzac, c’est-à-dire en ne lui cachant point que ses yeux avaient bien vu clair et vu Frédéric Larsan! Quand elle sut que Robert Darzac ne lui avait dissimulé cette réalité que par la crainte qu’elle n’en fût épouvantée et qu’il avait été le premier à télégraphier à Rouletabille de venir à leur secours, elle avait poussé un soupir qui ressemblait à s’y méprendre à un sanglot. Elle avait pris les mains de Rouletabille et les avait soudain couvertes de baisers, comme une mère fait, dans un accès de gloutonnerie adorable, aux mains de son tout petit enfant. Évidemment, elle était instinctivement reconnaissante au jeune homme vers lequel elle se sentait irrésistiblement portée par toutes les forces mystérieuses de son être maternel, de ce qu’il repoussait, d’un mot, la folie qui rôdait toujours autour d’elle et qui, de temps en temps, revenait frapper à sa porte. C’est dans ce moment qu’ils avaient aperçu, tous deux en même temps, par la fenêtre de la tour, Frédéric Larsan, debout, dans sa barque. Ils l’avaient d’abord regardé avec stupeur, immobiles et muets. Puis un cri de rage s’était échappé de la gorge angoissée de Rouletabille et celui-ci avait voulu se précipiter, courir sus à l’homme! Nous avons vu comment Mathilde l’avait retenu, s’accrochant à lui jusque sur le parapet… Évidemment, c’était horrible, cette résurrection naturelle de Larsan, mais moins horrible que la résurrection continuelle et surnaturelle d’un Larsan qui n’existerait que dans son cerveau malade!… Elle ne voyait plus Larsan partout. Elle le voyait où il était!