M. et Mme Lalouette sentaient trembler leurs genoux. Ils ne se soutenaient plus. Tout à coup, l'homme bougea. Il s'en fut d'un pas paisible à la porte de la boutique et appuya sur le bec-de-cane.
La porte s'ouvrit; il entra.
Mme Lalouette tomba comme un paquet sur un fauteuil.
Quant à M. Gaspard Lalouette, il se jeta carrément à genoux, et il cria:
– Grâce!… Grâce!…
C'est tout ce qu'il put dire, dans le moment.
– M. Gaspard Lalouette, c'est bien ici? demanda l'homme sans paraître nullement étonné de l'effet que produisait son apparition.
– Non! non! ça n'est pas ici! répondit spontanément
M. Lalouette, toujours prosterné.
Et il mit à son mensonge un tel accent de vérité qu'il s'y fût trompé lui-même, tant il était sincère!
L'homme eut un tranquille sourire et referma, toujours avec son calme suprême, la porte. Puis, il s'avança jusqu'au milieu du magasin.
– Allons! monsieur Lalouette! relevez-vous! fit-il, et remettez-vous!… et présentez-moi à Mme Lalouette. Que diable! Je ne vais pas vous manger!
Mme Lalouette jeta à la dérobée sur le visiteur un rapide et désespéré regard. Elle eut une seconde l'espoir qu'une affreuse ressemblance les avait trompés, elle et son mari. Et, domptant sa terreur elle parvint à dire, la voix chevrotante:
– Monsieur! Il faut nous excuser… vous ressemblez… comme deux gouttes d'eau… à un de nos parents qui est mort l'an dernier…
Et elle gémit, accablée de l'effort…
– J'ai oublié de me présenter, fit l'homme, de sa voix claire et bien posée. Je suis M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox.
– Ah! mon Dieu! s'écrièrent les deux Lalouette en fermant les yeux.
– J'ai appris que M. Lalouette se présentait au fauteuil de Mgr d'Abbeville…
Le couple sursauta.
– Ça n'est pas vrai! pleurnicha M. Lalouette, qui est-ce qui vous a dit ça?
Et, dans son âme épouvantée, il se disait: «C'est un véritable sorcier! Il sait tout!» L'homme sans s'émouvoir de toutes ces dénégations continuait:
– J'ai tenu à l'en venir féliciter moi-même.
– C'était pas la peine de vous déranger! affirma M. Lalouette. On vous a menti!
Mais Eliphas promena son regard souverain dans tous les coins de la pièce.
– En même temps, dit-il, je n'aurais pas été fâché de dire un petit mot à M. Hippolyte Patard… Où est-il, M. Hippolyte Patard?
M. Gaspard Lalouette se releva livide: devant la situation nouvelle, il avait pris son parti… son parti de vivre puisqu'il n'était pas encore mort.
– Ne tremblez pas, Eulalie, mon épouse… Nous allons nous expliquer avec monsieur, dit-il en s'essuyant le front d'une main tremblante… M. Hippolyte Patard, connais pas!
– Alors, on m'a trompé à l'Académie?
– Oui, oui, on vous a trompé à l'Académie, déclara M. Lalouette d'une voix péremptoire. On vous a tout à fait trompé. «Il n'y a rien de fait!» Ah! Ils auraient été bien contents que je me présente!… que je m'asseye dans leur fauteuil!… que je prononce leur discours!… et puis quoi encore?… Moi, ça ne me regarde pas! je suis un marchand de tableaux… moi!… je gagne honnêtement ma vie, moi!…
Tel que vous me voyez, M. Eliphas, je n'ai jamais rien pris à personne…
– A personne! appuya Mme Lalouette…
– …Et ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai!… Ce fauteuil est à vous, M. Eliphas… vous seul en êtes digne… Gardez-le, je n'en veux pas!
– Mais moi non plus, je n'en veux pas! fit Eliphas de son air supérieurement négligent, et vous pouvez bien le prendre si ça vous fait plaisir!…
M. et Mme Lalouette se regardèrent. Ils examinèrent le visiteur. Il paraissait sincère. Il souriait. Mais il se moquait peut-être encore d'eux.
– Vous parlez sérieusement, monsieur? demanda Mme Lalouette.
– Je parle toujours sérieusement, fit Eliphas.
M. Lalouette sursauta.
– Nous vous croyions au Canada, monsieur!… dit-il en recouvrant un peu de sang-froid, madame votre mère…
– Vous connaissez ma mère, monsieur?
– Monsieur avant de me présenter à l'Académie…
– Vous vous présentez donc?
– C'est-à-dire qu'ayant l'intention de me présenter, je voulais être bien sûr que cela ne vous dérangerait pas. Je vous ai cherché partout. Et, ainsi, j'ai eu l'honneur de me trouver un jour en face de madame votre mère qui m'a appris que vous étiez au Canada…
– C'est exact! J'en arrive…
– Ah!… vraiment… Et quand, monsieur Eliphas, êtes-vous arrivé du Canada? demanda Mme Lalouette, qui recommençait à prendre goût à la vie.
– Mais ce matin, madame Lalouette… ce matin, même… j'ai débarqué au Havre. Il faut vous dire que je vivais là-bas comme un sauvage et que j'ai parfaitement ignoré toutes les âneries qui se sont débitées en mon absence à propos du fauteuil de Mgr d'Abbeville.
Le couple reprenait des couleurs. Ensemble, M. et Mme Lalouette dirent:
– Ah! oui…
– J'ai appris les tristes événements qui ont accompagné les dernières élections chez un ami qui m'avait offert à déjeuner ce matin; j'ai su que l'on m'avait cherché partout… et j'ai résolu immédiatement de tranquilliser tout le monde en allant voir cet excellent M. Hippolyte Patard.
– Oui! Oui!
– Je me suis donc rendu cet après-midi à l'Académie et, en prenant soin de rester dans l'ombre pour n'être pas reconnu, j'ai demandé au concierge si M. Panard était là. Le concierge m'a répondu qu'il venait de partir avec quelques-uns de ces messieurs… j'affirmai au concierge que la commission pressait… Il me répliqua que je trouverais certainement M. le secrétaire perpétuel chez M. Gaspard Lalouette, 32 bis, rue Laffitte, lequel venait de poser sa candidature à la succession de Mgr d'Abbeville et chez lequel ces messieurs s'étaient rendus en voiture pour le féliciter sans retard!… Mais il paraît que je me suis trompé, puisque vous ne connaissez pas M. Patard!… ajouta avec son fin sourire M. Eliphas de La Nox.
– Monsieur! Il sort d'ici!… déclara M. Lalouette; je ne veux pas vous tromper plus longtemps. Tout ce que vous nous dites est trop naturel pour que nous jouions au plus fin avec vous!… Eh bien, oui! j'ai posé ma candidature à ce fauteuil, persuadé qu'un homme comme vous ne saurait être un assassin et sûr que tous les autres étaient des imbéciles.
– Bravo! Lalouette! approuva Mme Gaspard. Je te retrouve. Tu parles comme un homme! Du reste, si monsieur regrette son fauteuil, il sera toujours temps de le lui rendre!
Il n'a qu'à dire un mot et il est à lui!…
M. Eliphas s'avança vers M. Lalouette et lui prit la main.
– Soyez académicien, monsieur Lalouette! Soyez-le en toute tranquillité! en toute sûreté!… quant à moi, je ne suis, soyez-en persuadé, qu'un pauvre homme comme tous les autres… Je me suis cru un moment au-dessus de l'humanité, parce que j'avais beaucoup étudié… et beaucoup pénétré…
La triste humiliation que j'ai subie, lors de mon échec à l'Académie, m'a ouvert les yeux. Et j'ai résolu de me châtier de m'abaisser… je me suis condamné à la retraite… j'ai suivi en cela la règle de ces admirables religieux qui astreignent les plus intelligents d'entre eux aux plus rudes travaux manuels… Au fond des forêts du Canada, j'ai travaillé de mes mains comme le plus vulgaire des trappeurs… et je reviens aujourd'hui en Europe pour placer ma marchandise…
– Qu'est-ce que vous faites donc? demanda M. Lalouette qui était remué de la plus douce émotion de sa vie, car la parole de celui que l'on avait appelé l'Homme de lumière était des plus captivantes et coulait comme un miel dans les artères battantes de ceux qui avaient le bonheur de l'entendre.
– Qui, qu'est-ce que vous faites donc, mon cher monsieur? implora Mme Gaspard qui roulait des yeux blancs.
L'Homme de lumière dit simplement sans fausse honte: