– Ce point m’a également intrigué, a admis Dacre. Mais il ne souffre qu’une seule explication. Le cas avait suscité à l’époque un intérêt considérable; rien de plus naturel que ce La Reynie, lieutenant de police, ait gardé l’entonnoir en guise de souvenir. Il n’arrivait pas souvent qu’une marquise de France eût à subir la question extraordinaire! Il a sans doute fait graver dessus les initiales de la Brinvilliers à l’intention des curieux; il devait avoir l’habitude de ces procédés-là.

– Et ceci? ai-je demandé en désignant les marques sur le col de cuir.

– La Brinvilliers était une tigresse cruelle, m’a répondu Dacre en s’en allant. Je pense que, comme les autres tigresses, elle avait des dents pointues, et solides.

III De nouvelles catacombes ( The New Catacomb)

– Dites donc, Burger! lança Kennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…

Les deux célèbres archéologues, spécialistes l’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans la chambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ils avaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien qui dégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les claires étoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longue rangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés, les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Mais à l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et riche archéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.

Aux murs pendaient des frises fendillées, abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avec leurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tous les coins: ils avaient l’air de surveiller ce qui se disait dans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillis d’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, se dressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes de Caracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autant d’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées au plafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapis rouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsi rassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une grande rareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peine dépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité de recherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’il possédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer un handicap fatal ou un avantage considérable dans la course à la renommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par les fantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capable d’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusques réactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle, son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouche traduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez lui entre la force et les faiblesses.

Son compagnon Julius Burger était d’un type très différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Né d’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu des robustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendres du Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé par le soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Il était imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de la mâchoire; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elle ressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rude force allemande une sorte de subtilité italienne affleurait constamment. Mais son sourire honnête et son regard franc laissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pour l’âge et la réputation il était à égalité avec son camarade anglais; toutefois son existence et son travail s’étaient heurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il était arrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre; depuis lors il y avait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avait allouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement, opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peu communes, il avait gravi les uns après les autres les échelons de la renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, et il y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appelé à occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Mais si, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan de l’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous les autres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avait distrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine. Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblait vivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux, embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et il supportait malaisément les petites histoires où se réfugient toujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.

Cependant depuis quelques années, entre ces deux concurrents si dissemblables, des rapports s’étaient noués qui paraissaient évoluer lentement vers l’amitié. Rien d’étonnant à cela: ils se trouvaient être les seuls parmi les jeunes à posséder suffisamment de connaissances et d’enthousiasme pour s’apprécier réciproquement. La communauté de leurs intérêts comme de leurs études les avait d’autant plus rapprochés que chacun était attiré par le savoir de l’autre. Et puis quelque chose de plus s’était glissé en leurs relations: Kennedy avait été amusé par la franchise et la simplicité de son rival, tandis que Burger, par contre, avait été fasciné par la vivacité d’esprit et le brio intellectuel qui avaient fait de Kennedy la coqueluche de la société romaine. Je dis à dessein «avaient fait» car pour l’heure le jeune Anglais subissait un certain ostracisme. Une affaire d’amour dont les détails n’avaient jamais été tout à fait connus avait révélé un manque de cœur et même une insensibilité que beaucoup de ses amis jugèrent choquants. Mais dans les cercles d’artistes et d’étudiants qu’il fréquentait de préférence, le code de l’honneur n’était pas très strict pour ce genre d’affaires: la curiosité et l’envie y prévalaient sur la réprobation.

– Dites donc, Burger! lança Kennedy en regardant fixement le visage placide de son camarade. J’aimerais bien recevoir vos confidences.

Tout en parlant il agita une main vers une carpette. Sur la carpette il y avait l’un de ces paniers d’osier à fruits, allongé et peu profond, qui sont si communs en Campanie. Or, ce panier était rempli de pierres gravées, d’inscriptions, de morceaux de mosaïques, de papyrus déchirés, d’objets métalliques couverts de rouille. Le non-initié aurait juré que ces articles venaient en droite ligne du marché aux puces. Mais le spécialiste voyait tout de suite qu’il s’agissait de curiosités uniques au monde. Dans ce panier en osier il y avait de quoi remplacer un maillon manquant dans la chaîne du développement social de l’humanité. C’était l’Allemand qui avait apporté cette récolte dans la chambre de l’Anglais. Le regard de Kennedy brillait d’impatience.

– Sans vouloir être indiscret ni intervenir dans votre course au trésor, reprit-il pendant que Burger allumait un cigare, j’aimerais vraiment beaucoup vous entendre! Apparemment vous avez découvert quelque chose de très important. Vous allez révolutionner toute l’Europe!

– Il y a bien un million de ces bagatelles pour chaque archéologue d’ici! répondit l’Allemand. Il y en a tellement qu’une douzaine de savants pourraient consacrer toute leur existence à les étudier et à se bâtir une réputation aussi solide que le Château Saint-Ange.